Le samedi 16 juillet 2005


Vol à l'étalage
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Montpellier

Vous ai-je dit que l'Américain Chris Horner n'a jamais gagné le Tour de Beauce? Il n'est même jamais venu proche de le gagner. Il n'a jamais gagné d'étape du Tour de France non plus. Mais hier, il est passé à un cheveu. À 200 mètres près. Les 200 derniers mètres de 130 kilomètres d'échappée, un cheveu vraiment. Même pas, un souffle.

Remarquez, ils étaient deux. Il y avait Chavanel aussi. Je ne sais pas lequel des deux est le plus vite au sprint. D'après moi, Chavanel aurait gagné. Il était plus frais puisqu'il venait tout juste de sortir du peloton. Horner, lui, avait beaucoup donné toute la journée dans une échappée à cinq dont il était le seul rescapé.

De toute façon, on cause pour rien, ils se sont fait reprendre. Et c'est l'Australien Robbie McEwen qui a remporté sa troisième victoire d'étape. J'ai pas envie d'en parler. C'est comme un vol à l'étalage. C'est amusant, mais sans intérêt.

Je reviens à Horner. J'en parle souvent parce qu'il a fait sa carrière sur le circuit nord-américain. Les coureurs québécois, les Dionne, Perras, etc. le connaissent bien, et d'une certaine façon, voir Horner s'illustrer dans le Tour nous dit que les coureurs d'ici ne sont pas si loin du Tour. D'ailleurs, quand la jeune équipe espagnole Saunier Duval lui a fait signer un contrat l'an dernier, Horner a essayé de ploguer son ancien coéquipier Charles Dionne et ça a bien failli marcher.

Horner s'est qualifié pour le Tour de France à la dernière minute. On lui avait posé comme condition de gagner le championnat des États-Unis à Philadelphie. Finit troisième. Tant pis. Restait une toute petite dernière chance: s'illustrer au Tour de Suisse. Il y gagne une étape. Et le voilà au départ de son premier Tour à 34 ans. Dans les 30 premiers jusqu'ici, quoique j'ai bien peur qu'il paie aujourd'hui sa prodigalité d'hier.

Même Lance Armstrong le trouve sympathique. Tandis que Horner était devant, on a vu les Discovery venir quelques fois en tête du peloton pour casser le tempo et protéger (un peu) son avance.

N'empêche que, aussi talentueux soit-il, Horner n'a jamais gagné le Tour de Beauce. Je lui ai demandé pour être bien certain:
Chris, as-tu déjà gagné le Tour de Beauce?
Jamais.
Non, je ne lui ai pas demandé pourquoi il n'avait pas pris le dernier relais. Il ne me l'aurait pas dit. Et de toute façon, je le sais. S'il prend le dernier relais, Chavanel le saute et gagne peut-être l'étape. Et Horner ne voulait pas ça.
Pourquoi?
Crisse, vous auriez dû faire journaliste, vous êtes doués pour poser des questions idiotes.

AUJOURD'HUI- Adge-Ax-3 Domaines, 220 kilomètres, première des trois grandes étapes pyrénéenes. Ax-3 Domaines est la station de ski au-dessus d'Ax-les-Termes, qui est une jolie petite ville où l'on soignait jadis les lépreux en les précipitant dans ses sources d'eau chaude. Qui y précipitera-t-on ce soir? Jan Ullrich? Ivan Basso? Qui sera le lépreux du jour? Armstrong?

La montée vers Ax-3 Domaines où sera jugée l'arrivée, surtout les premiers lacets, est très dure, mais ce ne sera que la dernière des difficultés de cette étape. La première: la chaleur de la plaine de l'Hérault. Puis les collines casse-pattes des Corbières. Puis le col du Port de Pailhères. Plein de gens répétaient hier que Armstrong n'aime pas la chaleur. Ce sont des gens qui connaissent peut-être le vélo mais qui sont plutôt nuls en géographie, ils confondent le Texas avec l'Alaska.

MANIÈRE DE- Rencontré ce matin au départ du Tour, une vieille connaissance, Michel Labrecque, aujourd'hui président du festival d'hiver Montréal en Lumières. Mais pour moi comme pour bien du monde, Michel Labrecque c'est d'abord Monsieur vélo. Si le Québec est aujourd'hui si intimement cycliste, si Montréal est une des villes les plus pédaleuses et les plus pédalées de la planète, si cette province a un esprit vélo, c'est beaucoup grâce à Michel Labrecque. Au début, il y a eu Guy Rouleau et Louise Roy qui ont donné le ton, puis Michel est arrivé avec ses projets, ses idées- la route verte, la magnifique maison des cyclistes sur Rachel, le Grand Tour, etc... Concepteur, rêveur, flyé, surdoué, du beau monde, mais maudit nono, veux-tu bien me dire ce que tu vas aller foutre en politique, dans le parti de Gérald Tremblay, cette chose mollassonne, ce Charest municipal? (Labrecque briguera un poste de conseiller dans le Mile End.)

On ne s'est pas engueulé, mais c'était drôle pareil, cette ostination sur les prochaines élections à la mairie de Montréal, dans le village-départ du Tour, avec le gratin des commanditaires, les journalistes, Poulidor juste dans notre dos.

Michel est en vacances en France, en vélo-camping bien sûr, avec ses deux ados et sa femme.

T'as vraiment pas choisi ton étape! Du point du vue de l'ambiance et du site, ce fut hier matin un des pires départs du Tour: dans un champ, en banlieue de Miramas, petite ville industrielle près de l'étang de Berre, et des raffineries de la Shell.

Parti de Toulouse, il a pédalé le Gers avant de redescendre au pied des Pyrénées, faisant un détour pour aller monter avec son plus jeune le col du Portet d'Aspet, que les coureurs franchiront demain. Je crois bien que Michel a pédalé dans plus de pays que moi: la Tunisie, le Maroc, la Roumanie, la République tchèque, l'Espagne, le Portugal, avec une préférence pour la France, mais là il est moins emballé:
Jamais vu autant d'autos! Moins de petites routes tranquilles. Le moindre site est envahi. On est vraiment en train de vérifier que le tourisme tue... le tourisme. On est tombé aussi, du côté de Sète, sur le pire terrain de camping de ma vie de campeur.
Les Français?
Ah ça au moins, ça n'a pas changé. Ils sont toujours aussi gentils.

Dans la salle de presse, je m'assois dans le coin des Américains. Après deux semaines on commence à se connaître un peu. Le gars de USA Today qui fume comme une cheminée (des Camel bleues et des cigarillos cubains) me dit j't'ai vu ce matin au village, t'étais en grande conversation avec un gars, ton carnet à la main, ça y'allait par là. Un ancien coureur?
Non. Un ami. Mais en disant « ami », j'ai vu Michel sur la même estrade que Gérald et j'ai grommelé, well, manière de.

MAUVAISE HUMEUR- Vous n'aimez pas le melongue, monsieur?

Je ne le lui ai pas dit, mais je n'aime pas son accent non plus. Moi, le Marius de Pagnol, il ne m'a jamais ému. Je l'ai toujours trouvé trop. Je n'aime pas la Provence. Je n'aime pas le Midi de Perpignan à Nice (en faisant exception pour Digne et Marseille), je n'aime pas les cigales, le ciel bleu et le melongue effectivement.

Je peux vous servi-reu du poulé si vous voulez. Je fais exprès de répondre Okai, du poulait. C'est pas leur accent que je n'aime pas, c'est qu'ils le cultivent, c'est qu'eux-mêmes le trouvent si beau, si supérieur à celui du nord, et le fassent chanter comme des vieux cabots, comme Raimu dans Marius.

J'ai couché à Gréoux-les-Bains, à l'hôtel voisin de celui de Lance Armstrong. Je ne sais pas ce qu'il a pensé du traditionnel feu d'artifice du 14 juillet de Gréoux. Moi j'ai pensé aux derniers vers d'un poème de Patrice Desbiens qui dit que l'écriture c'est la recherche du silence, mais que ça fait du bruit pareil, quelque chose comme ça. J'ai pensé à tous les gens qui écrivent comme des feux d'artifice. Moi des fois. Et au silence qui en restera. Mais je m'en crisse. Je voulais pas écrire, dans la vie. Je voulais gagner le Tour de France. Ou être nègre et faire partie du starting five des Cavaliers de Cleveland.

J'ai emprunté le parcours de l'étape pour sortir de Miramas. On longeait des casernes et des gares désaffectées et devant moi, roulant à 12 à l'heure, l'autobus de la boutique officielle du Tour et son camelot qui hurlait dans son putain de micro, la sono au boutte: le kit du sourire, le kit du souvenir, le kit du passionné, les cinq produits officiels du Tour, le t-shirt, la musette, la casquette, le nounours, le marqueur, on n'hésite plus un instant, on se régale on régale la famille, le t-shirt, la musette, la casquette, le nounours, le marqueur, le t-shirt, la musette, la casquette, le nounours, le marqueur, le t-shirt, la musette, la casquette, le nounours, le marqueur.

Ferme ta yeule.

J'ai quitté le parcours du Tour pour couper au plus court par Arles et Nimes, par des routes nationales, et bien sûr, je suis tombé sur un bouchon de dix kilomètres de long. Je roulais encore à 12 à l'heure sur de l'asphalte fondue, derrière à peu près 12 000 trucks. J'écoutais le Tour en direct à la radio, le gars faisait un reportage sur la caravane, et qu'est-ce que j'ai entendu en fond sonore: le t-shirt, la musette, la casquette, le nounours, le marqueur.

Vous n'aimez pas le melongue? J'aime pas les melongues. J'aime pas les moutongues. Mais vous avez raisongue, c'est le lieutenant colonel Bill Kilgore, interprété par Robert Duvall, qui dit « I love the smell of napalm in the morning », et non Brando. Je mérite un coup de batongue.