Le lundi 25 juillet 2005


Bon débarras ?
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Paris

Premier coureur à remporter sept Tours de France (forcément puisque, l'an dernier, il était aussi le premier à en avoir remporté six!), Lance Armstrong a pris définitivement congé, hier, de ce peloton dont il était, depuis sept ans, le maître et le bourreau. Ce peloton qui avait bien hâte de le voir entrer dans l'Histoire, pour souffler un peu. Mais soufflera-t-il tant que cela? Qui sait si Armstrong n'a pas déjà des émules qui copieront ses méthodes? Bon, mais moins implacables peut-être? Moins arrogants?

En tout cas, hier, il a mené sa dernière course à un train de sénateur, c'est la tradition pour l'entrée dans Paris. On sable le champagne, on cause, on blague, on se photographie, on donne même des entrevues en roulant. Il y avait aussi la pluie qui avait transformé en patinoire les petites routes de la banlieue parisienne, ce n'était pas le moment d'aller tout gâcher par des imprudences.

Cela fait exactement 21 jours que Lance Armstrong a gagné ce Tour de France, qui avait commencé, on s'en souviendra, par un contre-la-montre en bordure de mer. Après 15 kilomètres, il rejoignait Jan Ullrich, parti une minute avant lui, et le Tour était déjà fini! L'Américain venait de ridiculiser l'Allemand une fois de plus et, du même coup, il assommait le Tour de France. Quinze petits kilomètres. Il en restait 3593, qui furent bien longs parfois. Heureusement que la France est belle.

Armstrong confirmait une semaine plus tard, à Courchevel, à l'issue d'une ascension surréaliste. Après avoir lâché tous ceux qui s'étaient promis, avant le Tour, de lui faire sa fête, les Vinokourov, Basso, Ullrich, Klöden, et autres Landis, il s'envolait avec Valverde, Rasmussen et Mancebo. Qu'y a-t-il de surréaliste là-dedans? C'est qu'on le vit alors faire des étirements sur son vélo: il lâche le guidon, redresse les épaules, branle du cou, allonge les jambes... On est dans une pente à 12 %, ses trois compagnons roulent à fond, les autres derrière agonisent, mais lui fait des étirements comme une mémé-bungalow dans son salon en écoutant Pamela Super Fitness à Fox.

Ceux qui, comme moi, suspectaient Armstrong de s'être moins bien préparé pour son tour d'adieu se rendaient à l'évidence: il était là comme aux plus beaux jours. Dans toute sa splendeur, dans toute sa fraîcheur. Le même monstre à sang froid. En pleine possession de ses moyens. Le même roi de l'intox, et il venait d'inventer une nouvelle façon d'écoeurer le troupeau des médiocres: des étirements.

Il fut pourtant moins bien épaulé cette année par son équipe, très irrégulière. Un coup oui, un coup non, quand c'était non, vite éparpillée, laissant le patron tout seul sur la pente. Une équipe qui se permet tout de même de gagner quatre étapes! En plus d'Armstrong à Saint-Étienne, du contre-la-montre par équipe, victoires de Hincapie à Saint-Lary et Savoldelli, deux jours plus tard, à Revel. Et j'oublie Popovych, qui porte le maillot blanc du meilleur jeune. Excusez du peu.

Derrière Armstrong? Ivan Basso, sans surprise. Jan Ullrich. Francisco Macebo, plus inattendu. Mais ce n'est là que le classement. Il y a une autre réponse, derrière Lance Armstrong, un coureur, un seul: Alejandro Valverde, 25 ans, qui a dû abandonner avant les Pyrénées, blessé à un genou- ou était-ce au coude? Valaverde très impressionnant à Courchevel, où il bat Armstrong au sprint: celui-là est un grand, le consacre aussitôt le Texan. Et on a eu l'impression qu'il venait de désigner son dauphin. Du moins qu'il venait d'en changer. Jusque-là, c'était Basso.

L'événement de ce Tour, c'est un méchant Danois, que l'on trouva drôle un instant, après sa victoire à Mulhouse, et qui se révéla par la suite toute une tête de vache: Michael Rasmussen, le Danois de la Rabobank, ex-champion du monde de vélo de montagne, porteur du maillot à pois, encore sur le podium vendredi soir, mais auteur d'un contre-la-montre si pathétique qu'il glissera du troisième rang au septième. Un mot de Cadel Evans, qui finit fort après un début de Tour moyen. Dommage. Sur ce qu'il nous a montré la dernière semaine, il n'était pas loin du podium.

Côté sprint, la gloire de la Belgique, Tom Boonen, semblait bien partie pour dominer les étapes de plat, mais Robbie McEwen, qui n'est pas du genre à s'affoler, prit rapidement sa mesure et égalisa deux à deux. Blessé à un genou- ou serait-ce à un coude?-, Boonen devait quitter le Tour. McEwen ajouta une autre victoire. Il pensait bien gagner hier aussi, mais le remuant Vinokourov a battu le peloton à la pédale, ce qui n'est pas banal sur les Champs, où ça roule à 70.

Je vous ai parlé à quelques reprises durant ce Tour de notre ami Chris Horner, alors aussi bien vous donner son classement final: 33e, ce qui n'est pas mal du tout pour un coureur qui n'a même jamais gagné le Tour de Beauce. Il s'est montré, hier, sur les Champs-Élysées, en échappée pendant quelques kilomètres. Il savait bien qu'il n'irait pas au bout, c'est un petit plaisir qu'il s'est offert, un cadeau de fin de Tour. Il souriait. Pourquoi souriais-tu, Chris?

Parce que je m'imaginais dans les rues de Saint-Georges-de-Beauce. Ben non, il a pas dit ça, nono.

DES GENS SUR LES CHAMPS-ÉLYSÉES - Pietro Camano, 41 ans, commerçant à Parme- Le Tour de France et le Tour d'Italie me faisaient rêver quand j'étais petit. J'ai l'impression qu'on m'a cassé mon jouet. Le duel entre les favoris tourne court trop vite. La course va trop vite. Pour quelques moments de vérité, beaucoup de longueurs et de résignation.

Frédéric Labbé, 34 ans, commerçant- Armstrong était trop fort, les choses ne pouvaient pas changer tant qu'il était là. L'an prochain, le Tour va redevenir intéressant.

Sylvianne Devirieu, 34 ans, compagne du précédent, grande fan de Moncoutié- Moi aussi, je dis: vivement l'année prochaine!

Jacques Weil, 50 ans- Armstrong pourrait gagner encore deux Tours s'il le voulait. Et moi ça ne me dérangerait pas. Je suis un ancien coureur, ce gars-là me fait rêver. J'ai remarqué un truc aussi: il cause vrai. Il dit un minimum de bêtises et de banalités dans les entrevues qu'il accorde à la télé. Ses analyses de la course, la sienne et la course en général, sont justes. Je ne comprends pas pourquoi les journalistes sont si agressifs avec lui.

SON PLUS BEAU TOUR - Le plus beau, le plus accompli des sept? Celui de 2003, le cinquième. Gagné de justesse. Battu par Ullrich dans le contre-la-montre de Cap Découverte. Incapable de suivre l'Allemand dans la montée d'Ax-3 Domaines. Il était sur le point de craquer. Qu'est-ce qu'il a fait, croyez-vous? Il attaque. Tombe. Déchausse. Gagne. Luz-Ardiden 2003, c'est ce qu'il nous a donné de plus grand, de plus émouvant. En plus, la peur l'avait un peu humanisé.

LE PROCHAIN TOUR - Il partira de Strasbourg, le premier samedi de juillet 2006. Qui décide ça? Le grand boss, Jean-Marie Leblanc, avec cinq ou six collaborateurs- à partir de l'an prochain, Christian Prud'Homme, son successeur désigné. Le Tour est dessiné en fonction de paramètres incontournables: 23 jours dont 21 de course, 3500 kilomètres maximum (180 de moyenne journalière). Au moins deux étapes de plus de 225 km. Pas de haute montagne avant une semaine de course. Une vingtaine de cols minimum. Le parcours est d'abord tracé grossièrement puis ajusté selon les villes-étapes qui ont posé leur candidature. Le nouveau parcours du Tour est révélé vers la mi-novembre.

LES SOUS - Le Tour est la propriété d'Amaury Sport Organisation, aussi propriétaire de la classique Paris-Roubaix, Paris-Nice, etc. Amaury est également dans l'auto avec le rallye Paris-Dakar, dans le golf, dans le marathon, etc. Chiffres d'affaires de 115 millions d'euros.

Les revenus du Tour: 23 millions d'euros en droit télé. Le Tour est «sponsorisé» sur le même modèle que les Jeux olympiques. Quatre grands partenaires (Nestlé, Crédit Lyonnais, etc.) à quatre millions chacun. Six partenaires officiels (Nike, des compagnies d'assurances, etc.) à deux millions. Enfin, 11 fournisseurs officiels à 700 000 euros. Les villes: 122 000 euros pour être une ville-étape.

Les profits? Considérables (excusez l'imprécision, les comptes du Tour ne sont pas publiés).

Les commanditaires se bousculent pour entrer dans la caravane. Le public est moins nombreux sur le bord des routes, et particulièrement aux arrivées, cette année Pau, Mende, Montpellier, Digne. L'auditoire télé augmente. Le grand boum, c'est sur le Net: un coup d'oeil et tu sais tout, sans avoir à te farcir Bernard Vallet pendant des heures.

LE POIDS DU TOUR - Que serait le cyclisme professionnel sans le Tour de France? Les avis sont partagés. Il y a ceux qui disent que le Tour fait de l'ombre et ceux qui disent que c'est un moteur essentiel. Mon avis: les deux, mon général. Le Tour fait de l'ombre en drainant toutes les ressources. Le cyclisme amateur en particulier, et les petites équipes pros qui ne sont pas invitées, sont en train de crever. Mais en même temps, le Tour suscite les vocations, porte le vélo à bout de bras. Deux dangers: le gigantisme et l'hypercommercialisation. Le village-départ, où se mêlaient jadis coureurs, commanditaires et journalistes, est devenu le refuge des chambres de commerce locales. Même faune que dans les loges du Centre Bell. Voyez l'ambiance?

BASTA! - Allez, c'est assez. Je vous embrasse, même s'il y en a quelque-uns dans la gang, holà... Chouette, je me dis, c'est du bicyk. Les « politiques », les mémés-virgule, les urgences-engorgées vont me donner un break. Ben non. Sont là. Me suivent pas à pas. Vous allez faire chier qui, quand je serai pu là? Je peux vous faire quelques suggestions?

N'empêche, je me demande bien ce que je vais faire en juillet prochain. Peut-être que Lance Armstrong se pose la même question. On ira peut-être rouler ensemble...