Le samedi 14 janvier 2006


L'âne de Platon
Pierre Foglia, La Presse

La chronique qui suit sera forcément maladroite, je ne suis pas un intellectuel, je ne suis pas allé à l'école longtemps, à 14 ans j'étais debout devant mon pupitre de typographe et un demi-siècle plus tard je suis toujours cet ouvrier typographe qui n'a pas appris les choses en " partageant le savoir d'un maître ", mais en les appréhendant laborieusement. Je n'ai pas les outils d'analyse qu'ont les intellectuels ; au fait, où sont les intellectuels dans cette campagne ? Qu'attendent-ils pour exercer leur sacerdoce laïque, pour éclairer, pour partager, pour faire le point, au-dessus des contingences partisanes, sur la démocratie par exemple ?

Ah non ! Pas encore la démocratie ! Pas encore Platon. Mais si, c'est en plein le moment. Que disent les gens en ce moment ? Ils disent qu'il faut aller voter impérativement. C'est là notre niveau démocratique, pas plus haut que ça, pas plus haut que la maternelle. L'âne de la République de Platon est toujours et plus que jamais démocratique.

Bon OK. On vote. Pis après? Qui gouverne ?
En principe les gens qu'on a élus pour ça.
Qui sont-ils ces gens"? Des experts en gouvemance ?
Pas du tout. Et il n'est pas souhaitable qu'ils le soient. La démocratie repose sur cette idée (entre autres) que nul individu, nul groupe n'a de titre à gouverner plus que les autres. Il est donc parfaitement démocratique d'élire des imbéciles. Qui deviennent parfois ministres. Même premier ministre. Ce n'est pas si grave. Ce ne sont pas eux qui gouvernent. C'est l'appareil gouvernemental. L'appareil ne manque pas d'experts en gouvernance, sous-ministres, hauts-fonctionnaires et autres grands serviteurs de l'État.

Voyons comment ça fonctionne par un exemple extrême. Kyoto. L'appareil était contre. Essentiellement parce que l'appareil est une machine et qu'une machine n'a pas de sentiments, pas de morale, pas d'imagination. Elle fonctionne avec des rapports, des chiffres. Elle est ploguée sur le réel, c'est-à-dire sur l'industrie. L'industrie dit non à Kyoto. La machine transmet à l'élu : Kyoto non.

Dilemme. Le peuple, lui, dit oui à Kyoto.

Alors ? Alors on revient à ma question : qui gouverne ? le peuple ? l'élu ? la machine ?

Il y a seulement 50 ans, la réponse à cette question eût été toute simple. Il y a 50 ans, le pouvoir tombait de très haut sur le dos des commettants. Il y a 50 ans, les nations démocratiques étaient menées comme des troupeaux par des bergers qui savaient ce qui était bon pour le troupeau. Il y a 50 ans, le pouvoir (l'appareil + l'élu) eût dit non à Kyoto. Non parce que, vous ne pouvez pas le savoir braves gens, vous êtes trop ignorants pour cela, mais Kyoto c'est pas bon pour vous.

Aujourd'hui la distance s'est considérablement réduite entre l'électeur et l'élu. Le volant du pouvoir est en prise directe sur le peuple, la moindre contrariété se traduit en fausse manoeuvre et voilà le gouvernement dans le fossé. Vous voulez Kyoto, braves gens? OK. Vous avez Kyoto.

Puis l'élu se tourne vers l'industrie et la machine en mettant un doigt sur sa bouche : chut. Ne vous occupez pas de ce que je viens de dire au peuple, faites pour le mieux. Comme on l'y invitait l'industrie a fait pour son mieux. Résultat : un des pires, mondialement, en matière de réductions d'émissions de gaz à effet de serre.

Alors, qui gouverne ?

Exactement comme il y a 50 ans : le berger. Animé du même esprit paternaliste : il sait ce qui est bon pour le troupeau, qu'il doit protéger de ses propres emballements qui le porteraient, si on le laissait aller, vers le précipice.

Au coeur de la démocratie, il y a ce berger qui sait.

Mais ne venez-vous pas de dire, monsieur le chroniqueur, que le berger est parfois, souvent, un imbécile ? Ce savoir lui viendrait donc tout d'un coup, par magie ?

Il lui vient par contamination en s'approchant de l'appareil d'État, dont il est le maître en apparence, en réalité le serviteur. L'élu qui ne savait rien sait maintenant ce que lui disent les hauts-fonctionnaires, les experts, les spécialistes, les lobbyistes, cette élite politique qui sait ce qui est bon pour le peuple.

Mais que le peuple ne veut pas ?

C'est plus tordu que ça. Kyoto est une exception. Quand le processus démocratique se déroule comme il faut, il débouche sur un consensus entre le peuple, l'élu et l'appareil. En apparence, personne ne fourre personne. En apparence. Je viens de vous dire qu'au coeur de la démocratie moderne, il y a un berger. C'est une erreur. Au coeur de la modernité démocratique, il y a une agence de marketing qui étudie le troupeau, et conçoit des stratégies pour le faire aller brouter là où il doit aller brouter.

Vous parlez des élus et des gens de l'appareil, comme s'ils n'avaient aucune conscience.

Et vous vous parlez de la conscience comme d'une vertu innée ; on en aurait tous comme on a un fond de bonté. La conscience n'est pas innée. Elle vient par l'expérience partagée, par l'injustice constatée, par l'indignation, par la lucidité, par la culture. Ce qui est certain, c'est qu'elle ne vient pas au député en souhaitant bon anniversaire à chacun de ses électeurs. Ni en sonnant aux portes : bonjour, je suis votre candidat...

Comme vous êtes désabusé.

Je ne le suis pas. On n'est pas devant un Himalaya incontournable. On est seulement devant une petite montagne de merde qu'il serait assez facile de foutre à terre.

Comment ?
Avec des idées.
Qui en a ?
Les intellectuels.
Où sont-ils ?
C'est votre question la plus pertinente jusqu'ici.