Le jeudi 11 mai 2006


Ça prend vraiment un titre ?
Pierre Foglia, La Presse

Avez-vous vu la pub sur l'Ile-du-Prince-Édouard ? Cela se passe devant le carrousel à l'aéroport de Charlottetown, les voyageurs retirent leurs valises, sauf un, seul au monde comme peut l'être un voyageur dont les valises sont perdues.

Si je devais réécrire Le Petit Prince -- Dieu sait les furieuses envies que j'ai eues toute ma vie de déconcrisser cette fable --, si je devais redonner au Petit Prince un peu de dignité littéraire, au lieu de J'étais en panne dans le désert, quelque chose s'était cassé dans mon moteur, j'avais à peine de l'eau à boire pour huit jours -- la fable commencerait ainsi : J'étais devant le carrousel vide à l'aéroport de Charlottetown, mes valises étaient perdues, je n'avais même pas un caleçon de rechange.

Et il y aurait ce petit connard qui arriverait. S'il vous plaît, dessine-moi un mouton.
Hein !
Dessine-moi un mouton.

Je lui dessinerais un caleçon. La DPJ qui n'est jamais loin arriverait en courant. On me mettrait en prison avec Guy Cloutier. J'écrirais ses mémoires et je serais super en crisse,fuck me v'là encore en train d'écrire, quand c'est pas sur le Petit Prince, c'est sur son oncle, fait tellement beau dehors, pourquoi qu'on va pas plutôt à la pêche ?

Je reviens à la pub sur l'Île du Prince Édouard. Il y a donc ce type au bord des larmes devant le carrousel vide, les autres voyageurs comprennent que ses valises sont perdues, et là, sans qu'un seul mot soit échangé, par pure bonté, ils vont lui porter qui une chemise, qui des chaussettes, qui un caleçon. Génial. Je parle du gars qui a eu le flash de cette pub-là. Le message rentre comme une balle : à l'Île du Prince Édouard, c'est pas pareil, à l'Île du Prince Édouard, les gens sont gentils. En plus, c'est vrai.

Je n'étais pas parti pour vous parler de pub mais de littérature. Sauf que le premier livre sur la pile de livres que j'ai mis de côté pour vous en toucher un mot, c'est Brooklyn Follies de Paul Auster et figurez-vous que je ne me souviens pas du tout de quoi ça parle. Je l'ai lu, c'est sûr. Je me souviens du plaisir que j'ai pris à la lire, mais de l'histoire, rien ! Autrement dit, je pourrais le relire et en tirer, à nouveau, un plaisir tout neuf... Avez-vous déjà pensé à ce que serait le monde si nous étions tout un peu Alzheimer ? Juste un peu. Juste assez pour relire le même livre toute sa vie, ou la même chronique, avec le même plaisir chaque fois. Juste assez pour demander à la bonne femme qui est entrain de se faire un café dans ta cuisine, c'est quoi ton nom, déjà ? Yvonne ? C'est joli Yvonne. Salut, moi, c'est Ronald. T'as des beaux yeux, tu sais. Pendant ce temps à la Maison-Blanche : pas de morts en Irak ce matin, M. Bush. M. Bush plisserait alors son petit front : l'Irak ? Sans rien de dire de ben Laden dans sa grotte, bien embarrassé à l'heure de la prière, voyons comment il s'appelle déjà, ali, allah, allons c'est quoi son nom ?

Le second livre sur la pile est un tout petit livre de même pas 40 pages, mais j'hésite à vous en parler, il y a beaucoup question d'une petite fille et de sa petite culotte, la DPJ va encore rebondir, m'envoyer encore en prison avec Guy Cloutier, et je vais me retrouver encore à écrire ses mémoires au lieu d'aller à la pêche. Cela s'appelle La petite d'Anne Marbrun, c'est français, pas nouveau, en réédition chez un éditeur de poésie montréalais -- L'Oie de Cravan -- qui fait des jolies choses, pas cochonnes du tout d'habitude. Ce sont des nouvelles très courtes forcément, des petits coups de chaleur, de moiteur, plus que du vrai cul. Cela se trouve en librairie, mais je l'ai vu aussi en pharmacie sur la même étagère que le Viagra, le Cialis et ces trucs-là.

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François Ricard enseigne la littérature à McGill. Il est l'auteur d'une magistrale biographie de Gabrielle Roy, mais il est surtout connu pour une magistrale tarte à la crème : La Génération lyrique, chef-d'oeuvre de la pop-sociologie qui a fondé tous les foutus clichés sur les boomers.

François Ricard tient la chronique pour un art mineur, ce qui ne l'empêche pas de chroniquer. Il a sorti à l'automne, chez Boréal, Chroniques d'un temps loufoque que j'ai bien failli ne pas acheter après avoir ouvert le livre au hasard et être tombé, page 136, sur celle intitulée « Un été gai » et qui commence ainsi : Au moment de prendre la plume, j'arrive mal à contenir la nostalgie qui s'empare de moi à la pensée du bel été que la France a connu l'an dernier... c'est sûr, professeur, avec un intro comme celle-là, la chronique va rester un art mineur longtemps.

Mais je déconne. Je suis surtout de très mauvaise foi. À part ses intros académiques, Ricard écrit superbement, cette chronique dont je viens de parler va monter très haut dans l'ironie et la dérision quand elle va finir par décoller. La suivante sur Nancy Huston est un bijou de méchanceté. Ma préférée, qui vaut le livre à elle seule, c'est L'Histoire d'une blague. Alors qu'il dirigeait la revue Liberté, Ricard avait commandé un numéro de pastiches d'écrivains québécois (1*)... (J'y retourne souvent ; ah Nicole Brossard, ses lèvres poiluses s'humectent ; ah Philippe Haeck, quand je me suis vuse, complètement nuse, dans le vaste miroir de la chambre 17 du Portland Motel)... or nous rapporte Ricard, il s'est trouvé des universitaires, notamment une réputée spécialiste américaine de Gabrielle Roy, pour prendre le pastiche sur Gabrielle Roy pour du cash, et en faire la critique dans un ouvrage savant : dans cette oeuvre très courte et très complexe (mets-en !), Gabrielle Roy livre la quintessence de sa sagesse (elle serait contente !)

Cela m'ennuie presque de vous le dire, mais ces Chroniques d'un temps loufoque est l'ouvrage le plus réjouissant, le plus stimulant intellectuellement actuellement en librairie. Pourquoi cela m'ennuie de le dire ? Parce qu'en même temps qu'il réjouit, il fait chier, qu'est-ce qu'il est chiant, ce type !

C'est la posture. Cette façon qu'ont les bedeaux de la littérature de se camper sur le parvis de leur putain de chapelle. Et de nous glisser au passage que Kundera est déjà rentré. Ben oui, ben oui, on le sait que c'est ton chum Kundera, que tu le publies et tout ça. Moi hier, je suis allé prendre un café avec Réjean Tremblay, j't'écoeure-tu avec ça ?

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1* Le hasard fait que, 25 ans plus tard, le dernier numéro de Liberté répète l'exercice avec moins de bonheur, disons-le, pasticher Lynda Lemay, était-ce bien nécessaire, ne le fait-elle pas très bien toute seule ?