Le samedi 13 mai 2006


La fête des Mères
Pierre Foglia, La Presse

J'ai une amie très chère, rencontrée il y a plusieurs années grâce à cette chronique, qui me parle souvent de sa mère. Elle me parle aussi de ses chats, de son chien, de son chum, de la vie, des gens, mais de sa mère régulièrement. Elle ne la connaît pas. Mon amie a été adoptée. cela ne s'est pas très bien passé non plus dans sa famille d'adoption et, un jour, elle a entrepris des démarches pour retrouver sa vraie mère, qui, officiellement contactée, a signifié aux autorités qu'elle ne désirait par revoir sa fille. Suspendue à ce terrible NON, mon amie balance dans le vide et parfois tombe dedans.

Je lui dis souvent qu'elle m'embête, avec sa mère. Que les mères, c'est pas si le fun que ça, qu'elles veulent toujours être aimées pour ce qu'elle donnent, ça leur évite de se demander si on les aimerait pareil pour ce qu'elles sont. Anyway, cette chronique qui relativise les mères est pour mon amie. Mais vous pouvez la lire aussi.

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Quand j'étais petit, ma mère me disait que la mère de tous les petits enfants était la Sainte Vierge.
Mais toi, t'es ma mère aussi ?
Tais-toi. Le plus bizarre, c'est que ma mère ne croyait pas tellement en Dieu, tout en vénérant la Sainte vierge. Comment est-ce possible, me direz-vous, puisque Marie est la mère de Dieu ?
Taisez-vous. C'est ce que ma mère vous aurait répondu.
Je ne suis pas allé longtemps au catéchisme. On n'allait pas à la messe non plus. Par contre, au mois de mai, qui est le mois de Marie, elle allait à l'église presque tous les soirs et me traînait souvent avec elle. avant de partir, elle coupait des fleurs dans le jardin. Rendus à l'église, elle m'envoyait les mettre dans un vase au pied de la grande statue de la vierge. J'aimais bien ces moments passés avec ma mère. Elle me tenait par la main. On marchait dans la rue. C'était avant que j'aie honte d'elle, de ses habits toujours noirs, de son accent, de son chignon. À l'église, elle me disait : prie pour que ton père ait du travail.

Mais il en a !
Tais-toi. Prie pour qu'il en ait encore plus.
Mon père travaillait sur les grands chantiers de l'après-guerre, on ne le voyait jamais. Je ne sais plus où j'ai lu qu'un homme est la somme de ses malheurs et une femme la somme de ses enfants.

Ma mère, qui était aussi mon père vu que mon père n'était jamais là, ma mère était la somme de ses malheurs et la somme de ses enfants. Ça faisait une grosse somme, un gros tas, c'était pas la joie tous les dimanches, même le mardi. Évidemment, on ne fêtait la fête des Mères. On n'y pensait pas. Y aurait-on pensé qu'elle nous aurait rembarrés. On ne fêtait pas les anniversaires non plus. Cela me fait rire aujourd'hui quand je reçois des courriels de parfaits inconnus qui me disent demain c'est l'anniversaire de mon chum, il va avoir 40 ans, cela lui ferait tellement plaisir si... Si rien du tout, madame. C'est vraiment pas dans ma culture.

On a grandi comme ça, avec cette mère qui ne rigolait pas. Et mes soeurs sont parties pour l'Amérique. Moi, à 16 ans et demi, je suis monté à Paris travailler dans les imprimeries. Trop vieille pour continuer à faire des ménages, ma mère s'est mise à garder des enfants. En particulier une petite fille, Anne, avec laquelle elle est devenue complètement gaga. On ne l'avait jamais vue comme ça. Elle qu'on avait connue si sévère passait tout à cette enfant-là. Elle qui nous avait tant bourrassés se laissait tourner en bourrique...

Tu ne dis rien ?
È une bambina, no ?
Et nous, d'abord, quand tu nous en retournais une sur le museau, on n'était pas des bambins, peut-être ? Ma soeur la plus cynique avança que, si elle était si gentille, c'était peut-être parce qu'elle était payée, tu sais comment elle aime les sous...

Un dimanche, j'étais de passage à la maison, c'était la fête des Mères, mais je n'en savais rien. Ma mère non plus, évidemment. Qui je vois arriver dans la cour ? Les parents d'Anne avec Anne. À peine entrée, la gamine se précipite dans les bras de ma mère, mémé, mémé...

C'est pas ta mémé !
J'exagère, je n'étais pas si agacé. J'aimais bien les parents de la petite, sont toujours vivants, d'ailleurs, je prends de leurs nouvelles une fois par année, comment va la petite Anne ? (qui a plus de 50 ans aujourd'hui). Je reviens à ce dimanche après-midi, j'ai servi le « mousseux », tout d'un coup, la gamine : mémé, j'ai un cadeau pour toi.

Ah oui, pourquoi ?
C'est la fête des Mères !
La petite fouille dans le sac de sa mère, en sort un paquet. C'était un foulard comme ceux que ma mère se nouait sous le menton pour aller à l'église. Elles se tombent dans les bras, es-tu contente, oui, oui il est très beau, j't'aime, j't'aime.

Je me pinçais. Voyons. Je t'aime ? Suis-je bien dans ma maison ? Est-ce bien ma mère ? Les seules femmes que je connaissais et qui disaient des choses comme ça, c'était les mères des mes amis, elles portaient des corsages de soie et lisaient Le Monde. C'est pas fini, j'ai un autre cadeau, dit la petite, qui refouille dans le sac de sa mère, en sort cette fois une feuille de papier roulée, attachée par un petit ruban. Le plus classique des dessins des dessins d'enfant, une maison, deux personnages, ma mère, mon père debout à côté de la cuisinière (on appelait ainsi le poêle à charbon sur lequel ma mère cuisinait). Au-dessus de la maison, un soleil.

Il s'est passé alors cette chose absolument incroyable : ma mère s'est mise à pleurer. J'avais vu ma mère pleurer quelquefois de rage, d'accablement, d'épuisement. C'était la première fois que je la voyais dans un tel état de plénitude, la première fois que je la voyais déborder de bonheur.

Elle a dit en français merci, ma chérie. Ça aussi, c'était incroyable. Passe encore en italien, mais « ma chérie » ! En français ! Il a fallu qu'elle choisisse les mots et les dise pour vrai.

Je me souviens d'avoir pensé à ce moment-là que ma mère était peut-être une vraie mère.
Si après ça on s'est mis à fêter la fête la fête des Mères ?
Pas du tout. Ce fut la seule fois. C'était en 1957.