Le vendredi 28 juillet 2006


Le fond
Pierre Foglia, La Presse

Je suis arrivé de Paris dans la nuit, de retour du Tour de France. J'étais en train de prendre un café dans la cuisine, j'écoutais distraitement la radio. Landis positif.
Quoi !
Testostérone.
Quoi !
Tout de suite, ils ont fait le lien entre la défaillance de Landis dans la montée de La Toussuire et sa chevauchée fantastique du lendemain. Le raccourci suggéré était aussi clair que débile: le mercredi Landis craque. Le jeudi matin, il se fait une grosse tartine de testostérone et hop, il reprend le temps perdu et gagne l'étape.

Nonos.

La testostérone n'est pas une dope de «compétition» comme la caféine ou l'éphédrine par exemple mais une dope de «conditionnement », ses effets se font ressentir après plusieurs jours, plusieurs semaines.

Si Landis prend de la testostérone, il en prend forcément depuis un bon moment.

Voyons ce qu'en pense l'incontournable Mme Ayotte, directrice du labo de contrôle du dopage de l'INRS. Elle pense que la testostérone n'est pas la dope complètement dépassée que certains imaginent. Ni si facile à détecter. Quant à savoir si elle est exogène ou endogène, ça non plus ce n'est pas évident. Pourtant tout est là, si tu la produis naturellement - endogène -, ce n'est peut-être pas du dopage...

Seulement un individu sur 100 produit plus de testostérone que la norme, dit Mme Ayotte. Je suis celui-là, prétendait Floyd Landis hier soir en conférence de presse. Il a tiré ensuite dans une autre direction en disant qu'il prend des médicaments pour sa glande thyroïde et que ce sont peut-être ces médicaments qui suractivent sa production de testostérone. Et si ce n'est pas sa thyroïde, alors c'est sa hanche. Comme il l'a révélé pendant le Tour, on l'a autorisé à prendre des corticoïdes, et ce sont peut-être ces maudits corticoïdes qui sont la cause de tout.

N'importe quoi, commente Mme Ayotte. Aucun rapport entre les corticoïdes et la testostérone.

Bref, on est devant un cas de dopage.

Non, Landis n'a pas risqué le tout pour le tout au lendemain de sa défaillance. Landis n'est pas l'imbécile que soupçonnent certains. La fameuse potion magique de sa chevauchée fantastique, c'est des conneries. C'est pas comme ça que ça marche le dopage. C'est pas de la magie. C'est une cure soigneusement programmée.

Revenons au Dauphiné Libéré un mois avant le Tour de France. Landis n'avance pas, il est à pied dans tous les cols. C'est normal. Il n'est pas prêt. Il est en préparation. Préparation qu'il achèvera entre la fin du Dauphiné et le départ du Tour. Quelle préparation? Probablement un cocktail. Les cyclistes ne prennent plus une seule dope mais plusieurs concurremment, dont les effets se multiplient. Un grand classique: testostérone-EPO-hormones de croissance.

Arrive le Tour. Dès les premières difficultés, il est clair pour tout le monde que Landis est le plus fort. Le peloton le sait, le sent. Les coureurs le disent. Landis a les meilleures jambes. Landis va gagner le Tour. Et facile à part ça.

Landis domine les Pyrénées, domine l'Alpe d'Huez, mais craque le lendemain dans la grande étape alpine. Dans la dernière ascension de la journée, Landis est largué, en perdition, pu de jus. Mort.

Mme Ayotte qui ne connaît rien au vélo et moi qui en sais presque trop, on est pourtant d'accord sur un truc qui en étonnera plusieurs: c'est probablement à cause de la dope, mauvais dosage (trop ou pas assez), ou impossibilité de s'injecter le petit rappel nécessaire, bref c'est un problème de dopage qui a laissé Landis sans essence dans la montée vers La Toussuire.

Alors que le lendemain, redevenu lui-même, il les a tous plantés sur sa valeur réelle. Sa valeur réelle de dopé-comme-les-autres, bien entendu.

Pourquoi sera-t-il déclaré positif à la testostérone le soir même?
Absolument pas parce qu'il en a pris plus que d'habitude ce matin-là. Un dérèglement quelconque. Un effet inattendu du cocktail. Malchance. Hasard. Je n'en sais rien.

Mais j'entends ce matin les gens dire que c'est épouvantable, c'est énorme, c'est le Tour de France. Qu'on a touché le fond.

Ah bon.

Ça fait sept ans que Lance Armstrong gagne le Tour de France, dopé. C'était pas le fond? Avant lui Miguel Indurain l'a gagné cinq ans, bourré de corticoïdes. C'était correct?

En septembre dernier, Roberto Heras gagne son quatrième tour d'Espagne, mais il est déclaré positif à l'EPO et disqualifié. C'était pas le fond?

Aïtor Gonzalez, vainqueur du tour de Suisse est trouvé positif pendant le tour d'Espagne. Et Taylor Hamilton? Peut-être le pire cas de tous, monsieur Propre, monsieur Vert qui a juré sur la tête de sa mère. L'opération Puerto vient nous révéler qu'il mentait effroyablement. Et Museeuw, considéré comme un dieu en Belgique? Et Basso, vainqueur du tour d'Italie? Et Ullrich et toute la gang de l'opération Puerto, on n'a pas touché le fond?

Il s'est trouvé d'authentiques naïfs, et d'autres dont la naïveté est le fond de commerce - les patrons du Tour du France et du cyclisme -, pour croire que le Tour 2006, décapité au départ de ses favoris suite à l'opération Puerto, serait à l'eau claire. Sinon à l'eau claire, différent. Le début d'un temps nouveau.

Le début de rien du tout! Un Tour à l'EPO, aux hormones de croissance et à l'autotransfusion comme d'habitude.

Si ce Tour a été différent du côté dopage, c'est seulement dans l'intendance du dopage. Comprenez quelques difficultés d'approvisionnement. Comprenez un modus operandi plus difficile à gérer qui a probablement causé la perte de Landis. Mais aucun changement sur le fond.

Pour TOUS les coureurs qui prétendent à la victoire, pour la plupart de leurs équipiers et pour bon nombre d'autres, se doper est aussi indispensable que s'entraîner. Se doper fait partie de ce qu'ils appellent "faire le métier".

Soyons nets: lorsque l'analyse de l'échantillon B des urines de Landis aura fort probablement confirmé celle de l'échantillon A, lorsqu'on aura disqualifié Floyd Landis et déclaré vainqueur du Tour de France l'Espagnol Oscar Pereiro, le nouveau vainqueur du Tour ne sera pas moins dopé que Landis. Même chose si l'on consacrait le troisième Andreas Klöden, le quatrième Carlos Sastre, le cinquième Cadel Evans, le sixième Denis Menchov.

Cela étant établi pour la millième fois, permettez-moi cette parenthèse. Je me sens devant un nouveau scandale de dopage dans le vélo comme un chroniqueur politique au Moyen-Orient devant une nouvelle flambée de violence entre Israéliens et Palestiniens: épuisé à l'idée d'avoir à en parler pour la mille et unième fois à des gens (vous) qui, tout de suite, se campent dans une position morale. Ah, les crisse de dopés...

Ce qui m'épuise tant, c'est d'échouer chaque fois à vous faire entendre que ce n'est pas une affaire de morale mais de culture.