Appelons-le Chose. Il court le 5000. Je le remarque parce qu'il caracole devant. Un Noir. Une queue de cheval. Je sors discrètement mon chrono, 1,27 au tour. Devrait boucler son 5000 en 18 minutes. Par cette chaleur, un très bon niveau régional. Il est beau à voir en plus, il a l'air de gambader, se tortille un peu trop du haut du corps pour une course efficace mais il en met plein la vue. Je me dis que son chum doit être dans les tribunes. Qu'il est en train de lui donner un show. Un bon show. Un gars de Laval. Il a déjà fait partie du club Boréal. Il a déjà couru un 5000 en 16,20...

T'es gai?
Non.
Un peu plus tard, je croise Joël Dada, un vieux de la vieille de la fédé, organisateur de marathon et autres courses sur route, codirecteur de la compète d'athlétisme des Outgames, il découpe mes papiers depuis longtemps et les envoie à une revue d'athlétisme suisse qui les publie parfois. Salut Joël, t'as vu le Noir, 18,17, pas mal. Tu le connais?
Ben oui, c'est Chose.
Il n'est pas gai, lui?
Mets-en qu'il l'est! Pourquoi? Il t'a dit qu'il ne l'était pas?
Je ne suis pas un exalté du coming out, je ne suis pas le genre: il devrait le dire! Mais arrête de me niaiser, Chose, tout le monde te connaît sur le bord de la piste. Tu participes à des jeux baptisés Outgames, Out comme dans sortir, comme dans ouvert, comme dans j'ai-pas-peur-de-le-dire, comme dans je-suis-gai-et-je vous-emmerde-si-ça-vous-plaît-pas.

Joël Dada est allé te demander après pourquoi tu m'avais empli. T'as répondu: parce que vous - la famille de l'athlétisme - ça va, mais si je le dis à un journaliste, il va l'écrire dans le journal.

Tu peux être sûr que je vais l'écrire dans le journal. Quel intérêt? Énorme. Un des préjugés les plus répandus sur les gais, c'est que les gais sont des moumounes. En écrivant que t'es gai et que tu viens de courir un 5000 en 18 minutes, je dis au lecteur, sans le lui dire directement: tu veux essayer pour voir qui c'est le plus moumoune des deux?

On ne fait pas du sport pour passer un message? T'as raison et je ne suis pas non plus un forcené de l'utilitarisme, mais c'est pas grave si, pour une fois, courir le 5000 servait à quelque chose.

Je me suis fait mentir en pleine face cinq ou six fois depuis le début des Outgames et ça me fatigue, c'est tout juste si le gars n'est pas en train d'enlever ses bigoudis: ah non non, je ne suis pas gai. Ben tiens. Si t'es pas gai, Chose, moi, qu'est-ce que je fous ici? Au dernier championnat régional de la Haute-Yamaska, le straight qui a gagné le 5000, c'était ça son chrono: 18 minutes et quelque chose. Penses-tu qu'à mon âge, je vais aller couvrir le championnat de la Haute-Yamaska?

Je vais te paraître chiant mais le dernier 5000 que j'ai couvert avant le tien, c'était à Athènes, c'était El Guerrouj et c'était 13,14. Alors ton 18 minutes, s'il n'est pas au moins un peu pédé, j'en ai rien à foutre. Me suis-tu, Chose?

OK, je ne dirai pas ton nom, mais est-ce que je peux dire ce que tu fais dans la vie quand tu ne t'entraînes pas? J'ai trouvé ça tellement cute... Il travaille pour une entreprise chinoise d'alimentation, c'est lui qui met les petits messages dans les fortune cookies... C'est comme ça qu'il est devenu gai. (Ben non, nono, c'est pas vrai.)

Une autre belle matinée à Claude-Robillard - quel stade sympathique -, un autre coureur de 5000, Éric Sabourin, vainqueur dans la catégorie des plus de 40 ans, un autre super chrono, 18,51. Un autre qui est tombé dedans (dans l'athlétisme!) quand il était petit, ex-champion junior du Québec du 400 et du 800, prof de littérature à Marie-Victorin. Et gai. Vous êtes gai?
Oui monsieur.
Ouf. D'après votre petit oeil expérimenté, sur quelle distance trouve-t-on les beaux corps de coureurs? Sur 400?
Ah non! Les coureurs de 400 sont trop musculeux. Les plus beaux? Je dirais les coureurs de 800, fins, déliés, parfaits, on parle pour parler n'est-ce pas parce que mon chum est dans les gradins et il ne court pas le 800, mais c'est le plus fin, le plus beau, l'âme la plus apaisante...

Une belle matinée et une demande en mariage comme on en voit dans les films. Des jeunes filles ont déployé une banderole qui disait «I love you Dino, will you marry me?». Dino, un enseignant en sciences de Mississauga qui venait de finir son 5000, a dit oui à un joueur de volley de Brossard, lui aussi enseignant.

Une belle matinée qui s'est terminée par la visite de Bruny Surin, venu remettre les médailles. Pis, Bruny, les gais?
Me dérangent pas du tout! En autant qu'ils fassent de l'activité physique...
Ils en font, Bruny. Ils en font.

Un sport mixte

Au plongeon, c'est le jeune retraité Philippe Comtois qui a remis les médailles. Cinquième en synchro avec Despaties à Athènes, malheureux 13e au tremplin de trois mètres, malheureux parce que ce sont les 12 premiers qui passent en finale. Toujours aussi gentil, Philippe a rappelé que le plongeon accueille des gais depuis très longtemps, un médaillé australien à Athènes, plusieurs Américains de niveau international en ce moment, le plongeon est vraiment un sport mixte dans le sens gais-straight... André Marchesseault, gagnant de la médaille d'or chez les 30-34 ans, le confirme, il s'entraîne deux fois par semaine au club CAMO, jamais la moindre remarque, jamais de farce plate.

Selon Philippe Comtois, une compétition de bon niveau amateur, on dit "les maîtres" pour les distinguer des pros.

Et la différence, bordel!

Trop peu de femmes à ces Outgames, il semble qu'il soit plus difficile de s'afficher comme lesbienne que comme gai, trop peu de jeunes aussi. Mais ici la raison est économique. Le voyage, l'hébergement, les ruineux coûts d'inscription. Ces Outgames ont un petit côté arnaque qui me tape beaucoup sur les rognons, surtout depuis que j'ai appris que la cérémonie d'ouverture avait coûté 4 millions. C'est idiot, je sais bien, mais j'aurais attendu d'une organisation gaie qu'elle n'enfile pas les clichés et surtout qu'elle ne donne pas, à ce point, dans l'affairisme olympique. Vous allez me dire pourquoi attends-tu des gais quelque chose de différent?
Parce qu'ils le sont.