Le samedi 2 septembre 2006


Quand je me sens vulnérable
Pierre Foglia, La Presse

À quelques jours du triste anniversaire du 11 septembre, notre chroniqueur Pierre Foglia est parti, les bagages pleins de livres, sur les routes de l'Amérique, pour nous faire découvrir comment fiction et réalité s'y rejoignent. « Visiter l'Amérique en lisant, c'est là mon projet », nous dit-il.

S'il a accepté volontiers l'offre de ses patrons d'un voyage aux États-Unis pour parler de nos voisins cinq ans après le 11 septembre, notre chroniqueur Pierre Foglia admet rapidement qu'il ne parlera pas du 11 septembre et peut-être pas beaucoup des États-Unis... Son projet : visiter l'Amérique en lisant. Des auteurs américains, évidemment !

Quand je me sens vulnérable, j'aime prendre ma voiture et partir... descendre dans un motel banal et quelque peu déprimant...

Ce sont les premiers mots de En marge, la récente autobiographie de Jim Harrison. Plus loin, il explique qu'il se sent vulnérable quand il a peur de retomber dans ses dérives éthyliques ou, au contraire, de tomber dans ces excès de conscience dont Dostoïevski dit, dans ses Notes du souterrain, qu'elles relèvent de la maladie.

Je ne bois pas et mes excès de conscience sont trop espacés pour me rendre malade. Pourtant, moi aussi j'aime partir loin quand je me sens vulnérable. Le problème, c'est que je me sens vulnérable tout le temps. Le problème, c'est aussi que, une fois parti, je me sens encore plus vulnérable. Faut-il le souligner ? Changer le mal de place ne change que la place.

Quand les patrons m'ont proposé ce voyage pour parler des États-Unis cinq ans après le 11 septembre, j'ai su tout de suite que je parlerais pas du 11 septembre, et peut-être pas beaucoup des États-Unis. Les États-Unis ceci, les États-Unis cela, je suis tanné. J'en ai jusque-là des opinions, des reportages, des livres qui commencent comme American Vertigo, de Bernard-Henri Lévy, par : où va l'Amérique ? Elle ira bien où elle doit aller et Lévy ne le sait pas plus que moi.

Ce n'est pas que tous ces reportages, tous ces livres, toutes ces analyse soient inutiles ou inintelligents. C'est que, à la fin, on n'est plus devant un pays mais devant un corpus, devant un magma idéologique. À la fin, le navire s'éloigne et on ne s'intéresse plus qu'à son remous.

Le 11 septembre, raconte Harrison, la tête pleine d'éclaboussures de sang, j'ai fui la maison pour rejoindre la rivière, cinq jours de pêche sur la Yellowstone, je fuyais tout autant la catastrophe que les mille faux sages pontifiants vomissant les sempiternelles analyses des temps de crise.

On voit où ce voyage a commencé : devant ma bibliothèque. La première journée de mon voyage fut complètement immobile à choisir les livres que je voulais emporter. Que des auteurs américains. Que des fictions. Une pleine de valise de romans. L'Amérique est toute dans John Updike, dans Barry Gifford, dans Salinger, dans Harrison, dans Stewart O'Nan et quelques milliers d'autres. Mais c'est Mark Twain le tout premier que j'ai tiré d'une tablette, dans une anthologie du Nonsense, cette petite nouvelle où il est question du directeur d'un journal d'agriculture qui reçoit un lecteur « au visage noble et sévère » dans son bureau.

Vous êtes le directeur ?
Oui.
Avez-vous déjà dirigé un journal d'agriculture avant celui-ci ?
Non. Pourquoi ces questions ?
Parce que je m'en doutais, figurez-vous. Cet article, c'est bien vous qui l'avez écrit ? Le lecteur au visage noble et sévère ajusta ses lunettes et se mit à lire : « On ne devrait jamais arracher les navets. Cela les abîme. Il est bien préférable de secouer l'arbre. »
Moi qui n'ai jamais ri à une blague de Patrick Huard, ce genre de truc me tire des larmes. Quand je suis down de l'Amérique, j'aime répéter que Mark Twain est Américain. Et quand les verbeuses analyses d'American Vertigo me saoulent, l'envie me prend de secouer l'arbre pour en faire tomber le navet.

Je suis parti le lendemain matin.

Je vous entends bien : vu le temps que ça lui a pris pour partir, on n'est pas arrivé ! Aussi bien vous le dire tout de suite, non seulement on n'est pas arrivé, mais on sait à peine où on s'en va. Et on y va en train ! Amtrak. Et en autobus, Greyhound. L'autobus et le train, c'est ce qu'on a inventé de mieux pour lire entre les paysages. Visiter l'Amérique en lisant, c'est là mon projet. Cela pourrait s'appeler « quand la fiction rejoint la réalité », mais c'est un truisme, la fiction rejoint toujours la réalité. Même que la fiction est plus lourde de réel que la réalité, qui n'arrête pas, de son côté, de vouloir dépasser la fiction et, en cela, la réalité devient irréelle. Si c'est trop embrouillé vous me le dites, je vous fait un petit dessin.

Je suis donc parti le lendemain matin à l'heure où, ces jours-ci, les agents de la faune passent relever leurs cages à ratons. Ce matin-là, pas de raton, mais ils avaient pogné Momo, un autre de mes chats, dont je ne vous ai jamais parlé parce qu'il n'y a rien à en dire, c'est juste un chat. C'est pas comme Zézette que j'ai embrassée sur le museau avant de partir. Bon, on y va ? s'impatiente ma fiancée. Elle doit me conduire à la gare de Rouses Point.

Sais-tu quoi, bébé ? Je pars avec 11 livres, pas un seul poète. J'ai honte. J'ai monté les escaliers quatre à quatre, je suis redescendu avec un Carver : Les feux.

On est partis par les petits chemins qui mènent à la douane de Morses Line, à moins de 10 km de la maison. Je feuilletais Carver. Écoute ça, fiancée :
Écris-moi un poème elle dit, un poème d'amour.
Tous les poèmes sont des poèmes d'amour je dis.
Je ne comprends pas elle dit.
C'est dur à expliquer je dis.
À la douane américaine, le douanier s'est pincé le nez : elle pue, ton auto, t'as écrasé une mouffette ? Pouvez-vous croire ! J'ai 65 ans, c'est ma première auto neuve, la première de toute ma vie. Et il me dit qu'a pue.
Où tu vas ?
Columbus, Ohio (j'ai dit n'importe quoi).
T'as de la famille là ?
Non, je suis journaliste, je vais faire des reportages sur l'Amérique cinq ans après le 11 septembre.

Il a demandé à son collègue si les journalistes devaient remplir des formulaires spéciaux. Le collègue ne savait pas. Ils ont laissé tomber. Il m'a fait ouvrir le coffre. A dézippé le sac de livres, l'a refermé aussitôt, m'a rendu mon passeport. OK, c'est beau.

Ce qu'il y a de changé au passage de la douane depuis le 11 septembre 2001 ? La plupart de temps, rien du tout. Des fois on tombe sur des zélés, mais avant aussi y avait des zélés.

Après Morses Line, la petite ville de Swanton. Même si on est au Vermont, on n'est toujours pas en Amérique, on est encore dans ma cour. On coupe à travers les marais du bout du lac Champlain pour atteindre Rouses Point, point d'entrée du train qui fait la liaison Montréal - New York - Washington.

Mettons 30 km entre le Vermont et l'État de New York et on a déjà changé de pays. La différence n'est peut-être pas aussi spectaculaire qu'entre le Connecticut et l'Alabama, mais elle est aussi irrévocable. Rouses Point est un village délabré plogé dans une misère poisseuse. On est en Albanie ou presque. La gare, qui a dû être très belle, tombe en ruine. On a installé les bureaux dans une cabane voisine. Quand on ouvre la porte, le morceau de carton qui la tenait fermée tombe, il faut le remettre en place. Les toilettes aussi, c'est l'Albanie. Une voie ferrée unique, rouillée, l'herbe à poux pousse sur le ballast. Remplacez-la par des cactus et c'est 3h10 pour Yuma.

Ici, les choses ont changé depuis le 11 septembre 2001. Où un douanier suffisait à l'inspection, ils sont maintenant une douzaine, armés, casqués, bottés. Dessous, dedans, le train est passé au peigne fin. Cela a bien dû prendre une heure. J'attendais sur le quai. Excusez, il n'y a pas de quai. J'étais le seul voyageur à embarquer à Rouses Point. Adieu, fiancée. Le train s'est ébranlé (c'est pour ça qu'on dit sourd comme un train). Le train, disais-je, s'est enfoncé doucement dans le ventre mou de l'Amérique, j'ai repris Carver où je l'avais laissé : Nous n'irons nulle part mon amour, nous roulerons simplement, d'une minute à l'autre il arrivera quelque chose.