Le mardi 5 septembre 2006


Remets ta culotte, mon coeur
Pierre Foglia, La Presse

Le train qui fait la liaison New York-Chicago est arrivé en gare de Cleveland à 3h du matin. Il pleuvait comme vache qui pisse. Juste marcher du quai, qui n'est pas abrité, à la gare elle-même, j'étais trempé. Je devais me rendre au terminus des autobus Greyhound à deux kilomètres de là en plein centre-ville, d'où je prendrai un bus pour... je n'avais pas encore décidé. Cincinnati? Columbus? Mais ce serait l'Ohio.

J'ai pitonné les Pretenders sur mon iPod, la voix de Chrissie Hynde me remue encore 20 ans après... I went back to Ohio/But my city was gone/There was no train station/There was no dowtown...

Je suis parti à pied par la 9e Avenue, qui remonte le centre-ville - en passant devant le Hall of Fame du rock'n'roll! je vous jure - la pluie redoublait. Ce n'était plus une vache mais cent mille mammouths qui pissaient une pluie chaude. J'ai dû m'abriter sous le porche d'une banque.

Pas âme qui vive. Pas un robineux. Pas une auto. Vous savez ce rêve que l'on fait parfois d'être le seul survivant après la fin du monde, c'était moi, cette nuit-là à Cleveland, Ohio.

L'Amérique détruira-t-elle le monde ou l'Amérique sera-t-elle détruite? La question est posée par un Américain et non, ce n'est pas Noam Chomsky, je ne vous en parlerais même pas si c'était lui. C'est Henry Miller... dans les années 30! Dans un texte qu'il a titré La tarte lumineuse - en référence au Voyage au bout de la nuit de Céline. La lutte n'est pas entre les favorisés et les défavorisés, elle est entre l'Amérique et le reste du monde. La question est la suivante: l'Amérique détruira-t-elle le monde, ou l'Amérique sera-t-elle détruite? Miller a écrit ça entre 1920 et 1930, ben Laden n'était pas né. Miller revenait d'un long séjour en Europe, il avait alors la haine de «son» Amérique.

L'autre nuit à Cleveland, une voiture de flics a fini par passer, et ce n'était déjà plus la fin du monde. M'est alors venue la réponse à la question de Miller. L'Amérique sera-t-elle détruite ou détruira-t-elle le monde? Ni l'un ni l'autre. L'Amérique ne sera pas détruite et ne détruira pas le monde. Ce ne sera pas pour autant la béate fin de l'histoire de Francis Fukuyama. C'est affaire de temps plus que d'idéologie, les choses s'arrangent, se placent, s'améliorent imperceptiblement. Je suis un bougonneux du présent, mais j'ai furieusement confiance en l'avenir. J'insiste, le niveau monte imperceptiblement, moi-même, ne suis-je pas, imperceptiblement, moins con qu'il y a 10 ans?

Je suis arrivé à Columbus - j'ai finalement choisi Columbus - à 6h du matin. Je suis allé déjeuner en face du terminus, la serveuse a pris ma commande, est revenue deux secondes après, m'a mis la main sur l'épaule, excusez-moi honey, j'ai complètement oublié de te demander: comment tu veux tes toasts, pain brun, ou pain blanc? Elle en faisait une question d'extrême importance, c'était comme si elle me disait: regarde chéri, on ne réglera pas l'Irak ce matin, ni la Palestine, mais pour tes toasts, fais-moi confiance, OK?

Au lieu de marines, Bush devrait envoyer en Irak les waitress de chez Shoney's, de chez iHop et autre Wendy's. Comment tu veux tes oeufs, Mohammed?

Bon, Columbus. Que voulez-vous savoir de Columbus? Ma fiancée a un cousin qui enseigne la biologie à Ohio State University à Columbus. Mais ce jour-là, il était au Minnesota. Il s'appelle Normand, je l'ai joint avant qu'il parte. Je lui ai dit: regarde Normand, je ne te dérangerai pas longtemps, parle-moi un peu de Columbus... Je l'ai enregistré avec une de ces minuscules enregistreuses numériques qui se branchent sur le téléphone, mais je me suis trompé de trou, y'a deux trous, j'ai plogué la pinouche dans le mauvais, et on entend rien de ce que Normand a dit. On m'entend moi quand je réagis à ce qu'il dit: ah oui? hein! ah bon! 63%! Ah ben mon vieux...
Je viens d'appeler au bureau, j'ai parlé au chef de pupitre, il me dit: t'as un texte demain? Penses-tu qu'il pourrait aller en une?
Je le savais donc! C'est le long congé, il ne s'est rien passé, ils n'ont rien à mettre en une... Es-tu fou, Simon! C'est rien du tout ce que j'écris. J'écris sur rien exprès. La seule affaire que j'avais un peu journalistique, je me suis trompé de trou, je ne sais même pas 63% de quoi? 63% de cholestérol dans la margarine? 63% des étudiantes de Ohio State qui sucent? Je ne sais pas. Regarde, je suis parti avec une pleine valise de livres, je les lis dans le train et les autobus, je les relis en fait, et je laisse l'Amérique venir à moi et matcher si elle veut matcher avec ce que lis...

C'est à la fois très simple et très tordu. Par exemple, à la station de Saratoga un type est monté, il s'est laissé tomber sur la banquette en face de moi en disant: saloperie de chevaux! J'ai posé mon Bukowski à côté de moi. Il s'est penché pour voir le titre, incrédule il l'a lu à haute voix: Play the piano drunk like a percussion instrument until the fingers begin to bleed a bit... Oh man, c'est ça le titre? Ça parle de quoi?
De toi.
Moi?
J'te le dis. Tu veux que j'te raconte ton histoire comme je viens de la lire? Tu viens de passer le week-end à jouer à la piste de Saratoga, t'as perdu et tu retournes chez vous.
C'est facile, j'ai dit "putain de chevaux" en arrivant. Je ne retourne pas chez nous, chez nous c'est en Floride. Je vais à Toledo, un arrêt après Cleveland.
Une autre piste?
Non, une femme.
Alors je me suis trompé, t'es pas dans ce livre-là. T'es dans un autre. Je sais le lequel, t'es dans la Bible. Qu'est-ce que tu penses de Jésus? J'ai prononcé Jésus, Jé-hé-susss en levant les yeux au ciel comme si j'étais possédé. Oh man, il a dit. Il a ramassé son sac et il a changé de wagon avant que j'aie eu le temps de lui demander si les États-Unis avaient beaucoup changé depuis le 11 septembre 2001.

À Utica, c'est une fille assez jolie qui s'est assise sur la même banquette. Elle portait une robe de taffetas rose avec plein de bretelles, ça a l'air con dit comme ça, mais ça lui allait très bien, une petite blonde qui avait du chien. Elle portait aussi des gougounes chic, d'un bleu éblouissant, avec un faux diamant sur la languette. Elle s'est remis plusieurs fois du rouge à lèvres. Son téléphone sonnait toutes les 10 minutes. J'ai fini par comprendre que c'était son amoureux qui l'attendait en gare de Rochester, probablement bandé comme un Turc. Il devait lui dire des choses cochonnes parce qu'elle me lançait des looks gênés, rougissante rien qu'à l'idée que je puisse entendre ce qu'il lui disait.

Le lien avec l'Amérique? Barry Gifford, Charles Willeford, Thomas McGuane dont les romans sont pleins de gamines comme celle-là, mais surtout Gifford dont la Lula dans Sailor et Lula est le petite soeur de la Phoebe de Catcher in the Rye, et la petite soeur aussi de cette gamine assise en face de moi sur la banquette.

À l'entrée de Baton Rouge, Sailor dit à Lula: remets ta culotte mon coeur, on arrive en ville.