Le mardi 19 septembre 2006


Le geste bleu
Pierre Foglia, La Presse

Vous vous souvenez, nous nous étions laissés dans les champs de coton du Mississippi. Mais si, c'est dans ce voyage aux États-Unis avec une pleine valise de livres, ce voyage loin de tout, disais-je. Loin de tout ! La joke ! Le mirage qui apparaissait jadis au voyageur perdu dans le désert était la civilisation. Aujourd'hui, dans le désert, le mirage est le désert lui-même. Tu crois marcher dans le désert loin de tout, et juste derrière la dune, t'arrives au coin Atwater et Sainte-Catherine, cout'donc, c'est pas le collège Dawson ce truc-là ?

En fait avant le Mississippi, je vous avais laissé à Nashville, au terminus Greyhound, j'attendais le bus pour Memphis, il y avait là une fille avec de très très gros seins et sur le t-shit qui les moulait était écrit sneakers ruined my life.

Excusez-moi, mademoiselle, que signifie sneakers ?
D'après toi ? elle m'a répondu.
D'après moi ? D'après moi, Richard Brautigan et Frank Zappa ont dû être séparés à la naissance. D'après moi, étant Américains et vu la grosseur des seins des Américaines, ils avaient l'obligation d'inventer l'overstatement. D'après moi, l'opéra rock de Zappa, Joe's Garage est à la fois la Bible, l'Odyssée et la Divine Comédie de la culture populaire américaine.

Le maître de cérémonie de Joe's Garage présente un concours de wet T-shirt au camping de Canoga Park : «and here comes the water !
Mary : EEEK !
Le MC : Now Mary, how's about shakin' it a little...
Mary : Ooooh!
Le MC : Oh my goodness, look at her go !
Mary : Ooooh !»
Il n'y a rien à dire du Tennessee sauf que c'est un rectangle. Il n'y a rien à voir entre Nashville et Memphis : une autoroute à travers le rectangle. Si quand même, à l'arrêt de Jackson, cette étonnante plaque sur le mur du terminus : à cet endroit beaucoup de gens ont pris le bus à la poursuite d'un rêve, où en sont descendus pour revenir à la maison. La poésie n'est jamais aussi émouvante que lorsqu'elle est là, tout simplement là. La poésie n'est jamais aussi émouvante que lorsqu'il n'est pas nécessaire de la faire, parce qu'elle est déjà là.

À Memphis, je venais de décider que je passerais une seconde nuit au Red Roof Inn, j'intercepte la femme de chambre dans le couloir. Miss ? Elle se retourne, une Noire, jeune, corpulente. Miss, ce ne sera pas nécessaire de faire ma chambre, juste changer les serviettes.

Je ne suis pas la femme de chambre ! Je suis ici pour American Idol.

Je serais rentré sous terre. Elle s'est mise à rire : that's OK !

Les premières auditions du prochain American Idol avaient lieu à Memphis ces jours-là. Des milliers d'Américains étaient arrivés depuis la veille, ils portaient au poignet le bracelet de plastique qui leur donnait accès à cette première audition au FedEx Forum.

J'ai recroisé la jeune fille que j'avais prise pour la femme de chambre, elle était cette fois avec sa mère et ses deux sœurs, je leur ai dit que j'étais journaliste, elles m'ont invité dans leur chambre, m'ont offert un coke, je me suis excusé encore.
Arrête moi ça, a dit la jeune fille, c'est vraiment pas grave. Tu sais quoi ? Cela me fera une bonne histoire à raconter quand je serai célèbre.
Vous pensez vraiment que vous serez célèbre ?
Elle a approché son visage à deux pouces du mien : Yes, I will make it.
Qu'allez-vous chanter?
Billie Holiday's God Bless The Child.
Elles sont venues d'Atlanta en auto, neuf heures de route. La maman devait bien peser 300 livres, 150 livres d'amour et 150 de rêve. Quand je lui ai demandé combien cela lui avait coûté en cours de chant pour préparer sa fille à cette audition, elle a fait un zéro avec ses doigts. She's a natural singer, elle est née comme ça, sa voix vient de son âme, c'est un don de Dieu...

Les filles sont sorties en même temps que moi, elles allaient «downtown». Ne rentrez pas tard, a dit la mère. No, mom. Ne bois pas d'alcool. No, mom. Ne mange pas épicé, ne mange pas de fromage.

Pourquoi pas de fromage ? j'ai demandé aux filles.
Ma mère croit que les produits laitiers ne sont pas bons pour la voix.
Mais elle dit aussi que ta voix vient de ton âme, le fromage n'est pas bon pour l'âme ?
Il lui a échappé, bien sûr, qu'on était dans un dialogue de Richard Brautigan. Well, you know, mothers, m'a-t-elle répondu.

Quand je lis Brautigan chez moi, je lui trouve du génie. Puis j'arrive à Memphis, je rencontre une American Idol dans le couloir de mon motel, sa mère lui dit de ne pas manger de fromage parce que ce n'est pas bon pour son âme, et je comprends que Brautigan et Zappa n'ont fait que recopier l'Amérique.

Tous les guides soulignent que le blues est né à Memphis. Aucun ne précise qu'il n'y est pas resté, il a filé tout de suite de l'autre côté du pont en Arkansas ou 15 km au sud, au Mississippi. Memphis est un géant dont les membres s'étirent sur plus de 20 kilomètres tandis que sa tête - le «downtown» - minuscule et vide baigne dans le Mississippi. Je suis allé sur Beale Street ; il y avait un orchestre dans la rue, un vieux Noir qui jouait du drum, un autre vieux Noir jouait de la guitare, un autre de la basse ; devant le drum, il y avait un chapeau pour qu'on y mette des sous. Un sax est venu s'ajouter. Puis un chanteur, jeune, blanc, qui jouait aussi de la musique à bouche. Ils jouaient bien, sauf le vieux à la batterie qui tapochait n'importe comment, mais ça fait rien, c'est comme ça que j'ai su que le blues qui est né à Memphis et qui en est parti aussitôt, y revient des fois.

À Memphis, j'ai fait un truc que je n'ai jamais fait à Montréal : monter dans une calèche. Allons vers le fleuve, j'ai dit au cocher, une fille. The River ! River ! River ! Je veux bien croire que mon anglais est atroce, Ri-ver, le Mississippi !

Ah ! The Raw-waar !

Je l'ai choisie parce qu'il y avait un chien dans la calèche. Aussi parce qu'elle était jolie. Mais surtout je l'ai choisie parce que quand je me suis approché - c'est dans Brautigan, dans Un privé à Babylone - elle m'a fait un geste des yeux pour m'inviter à monter. C'était un geste bleu.

Appel aux dopés

Ceci n'a rien à voir avec ce qui précède. Je voudrais que vous me disiez quelque chose... Durant le dernier week-end, je suis allé pédaler avec des amis, la conversation a glissé sur le dopage : pis toi Foglia, as-tu déjà pris des trucs ?
Le plus innocemment du monde je réponds : ben oui. J'ai déjà pris des niaiseries comme de l'éphédrine que j'achetais dans les magasins d'aliments naturels et des pilules de caféine.
Pis ?
Pis rien, zéro. Ça a accéléré mon rythme cardiaque, c'est tout ce que ça a accéléré !
Il y a eu comme une petite gêne. Comme si j'étais «un cas». Je leur ai dit : mon cul. Des centaines de nobody comme moi, pas plus athlètes que moi, des gars et des filles qui veulent courir le marathon en bas de trois heures, réussir un triathlon d'enfer, préparer un grand raid, une cyclosportive, prennent des trucs pour améliorer leur performance. Je suis certain.
Ils m'ont obstiné que non.
Alors je me tourne vers vous qui prenez des trucs. (Si vous n'en prenez pas, soyez gentils de ne pas venir m'écoeurer avec votre petite morale ; pour la morale, on a été très gâté depuis quelques jours.)
Si vous prenez des trucs, disais-je, dites-moi donc lesquels. Ça marche ? Ça coûte cher ? Ben non, c'est pas pour publication. Enfin pas tout de suite... je plaisante, bon.
Soit à pfoglia@lapresse.ca. Soit à 514-285-7014.
Allez, jeudi je continue l'Amérique, je finis samedi avec La Nouvelle-Orléans.