Le samedi 23 septembre 2006


L'envers du 11 septembre
Pierre Foglia, La Presse

Pour beaucoup, La Nouvelle-Orléans est une femme aux cuisses écartées avec, au milieu, son bayou qui dégouline de partout. Pour d'autres, c'est la musique. Pour d'autres, c'est Tennessee Williams. Pour moi, c'est cette chaleur nègre qui porte à la liquéfaction du temps, qui devient un marais.

Mais ça c'était avant Katrina. Aujourd'hui...

On dépose son sac à l'hôtel -- le mien est rue St. Charles, dans un quartier ordinaire qui n'a presque pas été touché par l'ouragan. On sort, on marche en direction du Vieux Carré, qui est quand même à deux ou trois kilomètres de là, on marche vers le downtown, vers le quartier des affaires, on marche sans rien remarquer d'abord. On marche comme on marcherait dans n'importe quelle grande ville un dimanche après-midi. On est jeudi midi. Où sont les gens ? Où sont-ils tous ?

Ils sont partis.

Il y avait 450 000 habitants à La Nouvelle-Orléans juste avant Katrina, il en reste moins de 200 000. La voilà plus petite que Drummondville, c'est quand même un peu vexant.

On dépasse le Vieux Carré, on marche encore trois ou quatre kilomètres en suivant l'avenue St. Claude, et on arrive au coeur de ce quartier de grande misère, le Lover Ninth. On attendait des images de dévastation ; c'est le vide qui nous saisit. Déjà, depuis un kilomètre ou deux,on avançait dans un désert. Des rues vides, des maisons vides, pas âme qui vive. Quelqu'un qui n'aurait entendu de rien ne penserait pas à un ouragan -- ce paysage-là n'a pas été secoué, il a été vidé. On pense étrangement à une épidémie. Les cités dépeuplées par la peste ou le choléra devaient ressembler à cela.

On s'enhardit, on entre dans une maison, dans une autre. DE l'extérieur, elles se tiennent à peu près : un toit, des murs. Le mal est dedans. Planchers arrachés, plafonds crevés qui pendouillent, plus de cloisons, les matelas pourrissent dans un jus noirâtre. Dans les gravats, des jouets d'enfants, des ustensiles de cuisine, des rats.

Deux policiers noirs dans leur voiture, ils me font signe d'approcher. Ils sont en train de se partager une pizza. Ils me demandent où est ma voiture.
Je suis à pied.
Vous venez d'où ?
Du Canada.
À pied ? Ha ha ha. Tu cherches la maison de Fats Domino ? C'est un peu plus loin, rue Caffin.
C'est ici que ça a commencé ?
Pas loin. T'es passé sur le pont d'un canal ? La première digue qui a cédé, c'est la digue de ce canal.
Combien il y avait d'eau ?
Neuf pieds. On se promenait en bateau.
Où sont les gens qui vivaient ici ?
Partout.
Ils vont revenir ?
Tu reviendrais, toi ?

Le lendemain, j'ai pris un taxi. Je suis retourné sillonner les quartiers les plus touchés. Gentilly, Lakeview, le midtown. J'ai compris que j'avais rien compris. La ville est enserrée dans les méandres de Mississipi et bordée au nord par cette mer intérieure qu'est le lac Ponchartrain. Je pensais que c'était le lac et le fleuve qui avaient débordé. Pas du tout. La première rue au bord du lac, Lakeshore Drive, n'a pas été inondée. Pas une goutte d'eau dans les caves des cottages riverains. Mais quatre rues plus bas, dans ce même quartier très riche, c'est la désolation totale, les maisons à 500 000 $ sont à vendre 150 000 et c'est pas une aubaine, la preuve, elles ne se vendent pas. Les digues du lac ont tenu. C'est dans les canaux que ça a pété.

Ces canaux ont la même fonction de drainage qu'à Venise ou Amsterdam. La ville est construite sous le niveau de la mer ; les canaux recueillent l'eau dont le sol est imbibé, des pompes envoient l'eau vers le lac. Ça, c'est en temps normal. Quand Karina a fait monter l'eau du lac, le mouvement s'est inversé. Le trop-plein du lac s'est engouffré dans les canaux, dont les digues ont pété aussitôt. C'est par ces brèches que l'eau, comme tirée par de gigantesques canons à eau, s'est répandue dans la ville.

Pis après, me direz-vous ?
C'est pas pis après qu'il faut dire. C'est : pis avant ?

On savait. Une catastrophe annoncée depuis longtemps. La revue Time du 10 juillet 2000 -- et ce n'est pas un article que je viens d'aller chercher sur Internet, j'ai la copie devant moi, je veux dire que j'ai pris la peine, il y a six ans, de détacher la page, de la classer, je veux dire que, moi qui ne sais rien des digues et des canaux, je savais ce qui allait arriver à La Nouvelle-Orléans cinq ans avant que cela arrive. En juillet 2000 donc, la revue Time titrait : The big easy on the brink (à la limite). En sous-titre : Si rien n'est fait, la ville sera la prochaine Atlantide. Un ouragan de force 5 pourrait l'engloutir. La solution est dans le texte : il faudrait refaire les digues plus hautes. L'opération aurait coûté 14 milliards de dollars.

Il faudra 110 milliards pour rebâtir La Nouvelle-Orléans.

La Nouvelle-Orléans, c'est l'envers du 11 septembre, l'Amérique Ground Zero sans Ben Laden ni terroristes pour porter le chapeau.

Dans American Vertigo, Bernard-Henri Lévy écrit que le 11 septembre avait montré la vulnérabilité du pays aux attaques extérieures ; Katrina aura montré cette autre vulnérabilité venue du dedans. Sauf que je ne comprends pas en quoi la « vulnérabilité du dedans » explique ce qui est arrivé à La Nouvelle-Orléans.

On est dans un pays obsédé de sécurité. Et je ne parle pas seulement de chasse aux soi-disant terroristes. Je parle de ce luxe de règlements qui protègent les Américains contre toutes sortes de dangers. Je vous donne un exemple. Dans le Missouri, en 1971, un bébé s'est étranglé en passant sa tête entre les barreaux d'une rampe d'escalier. Depuis, par règlement, les barreaux des rampes d'escaliers ne peuvent pas être espacés de plus de 4 po (chez nous aussi, d'ailleurs).

Mais il n'y a pas de règlement pour la hauteur des digues. Elles peuvent ne pas avoir plus de 5 pi, même si on sait que ce n'est pas assez pour empêcher toute une ville de se noyer (dont quelques bébés).

C'est comme ça. Toute le monde s'en fout. Vous savez qui envahit La Nouvelle-Orléans en ce moment ? Les touristes du troisième âge. Billets d'avion pas cher. Ce qu'ils vont faire à La Nouvelle-Orléans ? Non ils ne vont pas dans les quartiers inondés. Ils ne sortent pratiquement pas de leur hôtel. Et qu'est-ce qu'il y a dans leur hôtel, le Doubletree, le Harrah, le Boomtown et plein d'autres ? Il y a un casino.

Bon, à partir de tout de suite, je prends des vacances. Je reviens ne sais pas quand. Tchéquez de temps en temps.