Le jeudi 7 décembre 2006


Frères humains...
Pierre Foglia, La Presse

Je vous parle de ce livre, Les bienveillantes, qui vient d'obtenir le Goncourt. C'est un livre sur la Shoah. Je l'ignorais en l'achetant, je n'avais lu aucune critique, tout ce que je savais c'est qu'on en parlait comme d'un exploit de lecture à cause de ses 900 pages, oh là là 900 pages, tu te rends compte ! Vous allez voir qu'on va bientôt remettre un certificat de lecture à tout lacteur qui pourra dépasser les 300 pages, mais c'est un autre sujet, celui-là, sur l'anéantissement de la littérature.

Je n'ai pas acheté ce livre parce qu'il état gros, je l'ai acheté parce que l'ai ouvert chez ma librairie et que j'ai lu la première ligne : Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s'est passé. J'ai pensé à la ballade des pendus de Villon Frères humains qui après nous vivez... quand quelqu'un m'appelle son frère, je sais d'instinct que ce n'est pas par amour, je sais qu'il me veut son frère en chiennerie, je sais qu'il a quelque chose de lourd à me faire porter, il veut dire que ce qu'il a fait de pire je #l'eusse fait aussi, que je suis son frère-de-sang-dans-le-sang.

Neuf cents pages plus loin, la question reste entière : le héros du livre, le Sturmbannführer -- le commandant SS -- Maximilien Aue, docteur en droit, passionné d'histoire et de littérature et tout particulièrement du Flaubert de L'éducation sentimentale, est-il mon frère ? Si vous m'aviez posé la question avant que je lise le livre, je vous eusse répondu un non outragé, non évidemment, comment osez-vous seulement me poser cette question infamante ?

Neuf cents pages plus loin, je ne suis plus aussi certain de n'être pas le frère de cet intendant de l'administration nazie dont le travail consistait, vers la fin de la guerre, à compter les calories des rations des prisonniers des camps de la mort. Pour ce travail, il devait se déplacer de Berlin dans les camps, il allait en quelque sorte en voyage d'affaires à Auschwitz, passait deux ou trois nuits au camp, respirait l'âcre fumée des fours crématoires, traversait, indifférent, les longues filées de vieillards, de malades, de femmes, quelques-unes enceintes, et d'enfants juifs qui venaient d'arriver de Hongrie ou de France dans des trains à bestiaux et attendaient, nus dans la cour, à la porte de ces grands hangars où ils croyaient qu'ils allaient prendre une douche « douche ».

Vous imaginez tuer six millions de personnes ? Non vous n'imaginez pas . On a beau en parler, le rappeler, ça ne rentre pas. L'oubli, dites-vous ? Non. Ça ne rentre pas depuis le tout début.

En 1950, j'ai 10 ans, cela faisait cinq ans que les Russes étaient entrés dans Auschwitz. On est en 2006, les tours du World Trade c'était en 2001, on a encore en tête les images des gens qui se jettent des tours. En 1950, rien. Le procès de Nuremberg ? C'est à peine si on en avait entendu parler. C'était avant la télé. Chez moi, on n'avait même pas la radio (ni l'électricité). Six millions de gens ont été tués et on n'en savait rien.

Six millions. Pas à la guerre. Pas des soldats. Pas des civils bombardés dans leur cave. Des juifs parce qu'ils étaient juifs. Des hommes, des femmes, des enfants, des vieux, qu'on arrêtait chez eux, qu'on mettait dans des trains. Une heure avant de mourir, ces gens-là ne savaient pas qu'on allait les tuer. En Ukraine par exemple, on leur disait de se présenter à telle heure à tel endroit avec leurs effets, qu'on allait les reloger, ils venaient librement, se mettaient en rang sur des kilomètres. Les SS les embarquaient dans des camions, les menaient à un ravin où ils étaient abattus à la mitrailleuse. Une couche de juifs, une couche de terre, une couche de juifs.

Vous savez comment je l'ai appris ? Par le film Nuit et brouillard d'Alain Resnais sorti en 1956. J'avais 16 ans. Cela faisait 11 ans que la guerre était finie. Mes parents ne m'avaient jamais parlé de rien, mes profs non plus. J'étais sorti du cinéma ravagé.

Le livre Les bienveillantes est encore plus terrifiant que le film. La littérature nous entraîne là où ne peuvent aller les documents. Nourrie par une recherche qui a pris près de 20 ans à l'auteur (Jonathan Littell), la fiction nous mène au coeur du plus grand massacre de l'histoire en nous faisant partager le quotidien des assassins. On n'y avait pas pensé mais tuer six millions de gens, sans bombe atomique, et au tout début sans même de chambres à gaz, à la mitaine quasiment, c'est un énorme travail. Un travail qui occupait tout un ministère, des hauts fonctionnaires complètement débordés par l'ampleur de la tâche. Je ne parle pas des bourreaux mais de ceux-là qui avaient à exécuter le plan, à rencontrer les objectifs, à suivre la cadence, les fours peuvent incinérer 2500 juifs par jour, on vient d'en recevoir 7000 de Hongrie, problème, on les met où en attendant ? On les nourrit comment ? On n'a pas les budgets, les gardes sont épuisés, voilà des mois qu'ils n'ont pas pris congé.

Vers les deux tiers du livre, notre héros est chargé par Himmler lui-même de récupérer les juifs valides pour les faire travailler dans les usines d'armement. Pendant 200 pages, le commandant SS Aue se promène de camp en camp pour tenter de mettre en application ce nouveau plan fort mal reçu, et tout d'un coup, je me suis rendu compte que je m'en désolais pour lui, que j'entrais dans son travail, dans son quotidien, que j'allais partager son repas du midi, que je l'accompagnais au concert le soir, que je m'indignais avec lui de la corruption des administrations des camps, de la bêtise de Eichmann...

Jusqu'à ce que, en traversant la cour du camp, je remarque dans la lignée des juifs qui attendaient de passer à la « douche » une jeune femme enceinte et que a question me vienne tout à coup, le gaz traverse-t-il le liquide amniotique ? L'embryon vit-il encore à la crémation de la mère ?
Je disais un livre terrifiant. Frères humains qui après nous vivez...