Le samedi 23 décembre 2006


La foi
Pierre Foglia, La Presse

J'avais 11 ans, c'était un camp des jeunesses communistes, c'était loin, au bord du lac Léman, côté français. Je revois la monitrice avec son petit foulard rouge noué au cou. Lors d'une sortie de nuit, elle nous avait expliqué pour les étoiles filantes, qui n'étaient pas des étoiles mais des poussières de roche qui brûlaient en traversant l'atmosphère. Elle avait ajouté presque en chuchotant quelque chose qui n'avait vraiment rien à voir avec la lutte des classes : lorsqu'on voit une étoile filante, si on fait un voeu, il est exaucé.

On s'est assis au flanc d'un coteau planté de vignes. De l'autre côté du lac brillaient les lumières de Lausanne. On n'a pas eu à attendre bien longtemps. Une étoile filante! Une étoile filante! On a fait un voeu. La monitrice nous l'a fait dire à chacun.

Ils se ressemblaient tous. À cet âge-là, on fait des voeux d'amitié, de bicyclette rouge, de gros chien. Je ne me souviens pas du mien, mais je me souviens du voeu de Rico, Rico Sachetti.

J'ai fait le voeu d'en voir une autre.
Une autre quoi, Rico?
Une autre étoile filante.

Je crois que tous les enfants qui étaient là ce soir-là se souviennent du voeu de Rico. Il nous avait grandement désarçonnés. Allons donc. Quand on voit une étoile filante, on ne peut pas faire le voeu d'en voir une seconde, c'est niaiseux, c'est perdre son voeu pour rien. Et s'il en voit une autre, fera-t-il le voeu d'en voir une autre encore, et une autre encore, et jusqu'à quand? Il est fou, Rico. Pourtant non. Je le connaissais bien, il habitait ma rue, fils d'immigrés italiens comme moi, nos mères se fréquentaient.

Je l'ai suivi de loin en loin jusqu'à sa mort, il y a cinq ans. Au début, j'avais de ses nouvelles par ma mère. Que devient Rico? Il est au séminaire. Rico est devenu prêtre. En Afrique longtemps, puis en Albanie au début des années 90, dans une mission humanitaire à Tirana, où je l'ai revu pour la première fois depuis la colonie de vacances.

Depuis cette soirée des étoiles filantes, j'avais gardé dans un coin de ma tête le voeu de Rico. Ce voeu d'en voir une autre.

Une autre quoi, Rico?
Une autre étoile filante.

J'ai changé d'idée 10 fois, bien qu'au fond ça ait toujours été la même qui se précisait. Pour moi, ce voeu contient l'idée du réenchantement du monde, de la pureté de l'enfance, mais aussi de l'impatience et de la goinfrerie de l'enfance. Maman, j'en veux encore. Ce voeu a fini par m'apparaître comme le désir qui brûle comme poussière de roche en traversant l'atmosphère, la quintessence même de la consommation.

Je n'ai jamais parlé de Rico dans mes chroniques ni raconté cette histoire, cela ne m'a jamais travaillé vraiment. Mais quand il m'arrivait de penser à lui, une fois par 10 ans, il y avait ce hiatus : Rico aurait dû devenir un jouisseur, un courailleux, une cigale, pas un prêtre!

Ce que je vous dis là, je le lui ai exposé dans ce restaurant de Tirana, plein, ce soir-là, de correspondants de guerre qui couvraient comme moi la guerre du Kosovo.

Rico se souvenait très bien de cette soirée de colonie de vacances et de son voeu.
C'est même le début de ma foi.
Allons donc!
Mais oui. Il y a cette monitrice, Gisèle, dont nous étions tous un peu amoureux, qui nous raconte que, lorsqu'on voit une étoile filante, on fait un voeu et il sera exaucé. J'ai fait le voeu de voir une autre étoile filante pour vérifier, là tout de suite, si c'était vrai! C'était une vérification.
Et tu as vu une autre étoile filante?
Des dizaines! Tu ne te souviens pas? Le ciel en était plein. C'était donc vrai. C'est ainsi que la foi m'est venue à 12 ans.
En prenant Dieu pour une étoile filante?
La foi n'a rien à voir avec Dieu. La foi, c'est le désir de croire.
La foi n'a rien à voir avec Dieu, dis-tu?
Cette foi-là, enfantine, certainement pas. Cette foi-là mène au père Noël, pas à Dieu.
Tu me mêles!
C'est pourtant simple. Dieu, c'est le doute. C'est la Croix.
Je l'ai dit, Rico est mort il y a cinq ans. On s'est échangé quelque lettres. Sous sa signature, il ajoutait, en espagnol : Sólo Dios basta.