Le mercredi 5 juillet 2006


Magnifique Italie!
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 2006

Dortmund

Les méchantes langues diront que les joueurs italiens ont gagné parce qu'ils n'ont pas envie de rentrer en Italie où les attend un énorme scandale. Ce n'est pas vrai. Les Italiens ont gagné parce qu'ils ont joué un match parfait.

Les Italiens l'ont emporté à la toute fin de la prolongation, sur un but superbe, signé Andrea Pirlo. Ce n'est pas Pirlo qui l'a mis dedans. Il n'est pas l'auteur de ce but qui envoie l'Italie en finale. Mais il en est l'architecte. Andrea le sobre. Andrea qu'on a l'habitude de voir plus en retrait ou de ne pas voir du tout tant il est discret. Andrea le prudent qui normalement distribue le jeu beaucoup plus bas. Andrea était monté à l'assaut du but allemand. Il venait de tirer sur Lehmann qui n'avait pas bronché. On était à la 118e minute, presque à la fin de la prolongation. Encore deux minutes et on s'en allait vers la séance de tirs au but que les Allemands n'ont jamais perdue et les Italiens jamais gagnée. Le stade était en transe.

Je recommence, Pirlo vient de tirer sur Lehmann. Les Allemands dégagent, le ballon revient à Pirlo à peu près dans la même position. Va-t-il encore tirer? Non. Modeste, discret, mais surtout brillant. Un joueur très fin, aux passes millimétrées. Il efface un défenseur allemand et sert, sur un plateau, Fabio Grosso qui vient d'entrer dans la surface de réparation. Des 15 mètres, Grosso fusille Lehmann à son deuxième poteau, d'une violente frappe du pied gauche.

Il se passe alors quelque chose de magnifique. Le stade s'éteint deux secondes comme cela arrive parfois au plus fort d'un orage électrique. Panne majeure? Non, le courant revient aussitôt. Les 60 000 spectateurs debout d'un seul élan se mettent à chanter en choeur, Deutschland, Deutschland. Partout des gens qui pleurent et applaudissent en même temps. Ils n'espéraient pas tant de cette équipe, ils n'espéraient certainement pas ces trois semaines de grand bonheur.

Chapeau le public allemand.

Mais pour ce qui est du match, bravo les Italiens.

Cette fois, ils n'ont rien volé à personne. Ils n'ont pas eu le cul béni. Ils ne se sont presque pas roulés à terre. Pas de mauvais théâtre. Un match généreux. Étonnant. Dès la première minute de la première mi-temps, les Italiens ont porté le jeu dans le territoire Allemand. Un match à l'envers de ce qu'on attendait, avec des Italiens à l'attaque et des Allemands en contre. Cinq corners contre un pour l'Italie, mais les chances de compter étaient allemandes, notamment un tir de Burnd Schneider à la 34e.

En deuxième période, Buffon, magistral comme à son habitude, repousse des poings un tir de Podolski, qu'on n'a guère vu hier, comme Klose d'ailleurs. Dès le début du temps supplémentaire, les Italiens frappent deux fois le poteau, Gilardino d'abord (rentré à la place de Toni), et, tout de suite après, Zambrotta touche la barre transversale.

Et puis vinrent Pirlo et Grosso. Mais je l'ai déjà raconté. Dans les dernières secondes, Gilardino lançait Del Piero, qui donnait le coup de grâce aux Allemands, qui n'étaient déjà plus là. On n'a même pas remis au centre, l'arbitre a sifflé la fin. 2-0 Italie, qui n'a pas joué comme l'Italie. Qui n'a pas joué petit. Qui n'a pas joué à l'économie. Les Italiens, en plus, ont eu la délicatesse de quitter le terrain rapidement pour laisser les Allemands seuls avec leur public pour des adieux émouvants.

Je ne vous dis pas que c'est le plus beau match de cette coupe du Monde- ce fut parfois du foot de tranchées, surtout de la part des Allemands, Ballack notamment. Pas de grand numéros (sauf peut-être de Lahm, le milieu de terrain allemand, kolossal hier soir). Du foot d'intensité, des officiels, dont un juge de touche canadien, qui gardent le contrôle. Et j'insiste, un public incroyable. C'est beau le foot, des fois.

CE SOIR À MUNICH- J'aimerais une victoire de la France, ce soir, à Munich. J'aime la France. On ne peut pas toujours le deviner par mes écrits. Mais si, j'aime bien. J'aime aussi son équipe, les joueurs, Lilian Thuram, je l'ai dit, sa réplique très calme à Le Pen qui trouve « exagéré » le nombre de joueurs Noirs dans l'équipe de France. À l'opposé j'aime la rugosité d'un Willy Sagnol, j'aime Patrick Vieira, j'aime ce poison de Ribéry que je trouvais brouillon au début du Mondial et qui l'était je crois. Mais contre l'Espagne, il a été lumineux. Et plus encore contre le Brésil; ses débordements et ses dribles en ont fait le Brésilien du match, le seul d'ailleurs.

J'aime le foot de cette France-là, mais il faudra qu'on m'explique comment, en une semaine d'intervalle, une équipe déboussolée peut passer de la stérile médiocrité (contre le Togo) à cette assurance (contre l'Espagne), à la totale maîtrise du match (contre le Brésil). Ne répondez pas une niaiserie du genre « elle a monté en puissance », merci.

J'aime l'idée que Zidane se retire en pleine gloire mais l'idolâtrie me fatigue. Je trouve qu'on en met beaucoup. Je trouve que son ballon à Henry sur le but victorieux était un superbe ballon, mais si Henry avait été marqué à la culotte comme il aurait dû l'être, ce serait resté un beau coup de patte, point. Les Brésiliens ont été en dessous de tout sur ce jeu-là.

Bref, j'aimerais bien une victoire de la France ce soir, à Munich, mais en même temps une victoire du Portugal ne me déplairait pas! J'aime bien les Portugais, leur modestie. D'ailleurs mon barbier, avenue des Pins, était Portugais. On parlait de foot tout le temps. Cela a duré 20 ans, et puis il mort. Je lui en veux un peu, depuis je me fais couper les cheveux par des jeunes filles aux cheveux orange tout droits sur la tête et avec des tatouages sur l'épaule qui ne connaissent rien au foot mais qui me tutoient:
Je te fais le tour de l'oreille?
Tu fais le tour de ce que tu veux, fille, mais tu fais ça vite.

Je ne connais pas les joueurs du Portugal, mais je les trouve un peu Italiens, je veux dire truqueurs, la hargne en plus. J'aime le jeune Tiago qui joue à Lyon, humble, pété dans la tête, brillant comme deux singes, mais qui joue un Mondial de cul, et je déteste l'autre que l'on appelle justement l'Autre Ronaldo, tout le contraire de Tiago, fanfaron, hypocrite, comédien, mais un très grand joueur, qui a signé un match de feu contre les Anglais et pourrait faire mal aux Français ce soir.

Finalement, un match nul me plairait bien mais quelque chose me dit que cela n'arrivera pas.

LES PLUSSES MEILLEURS- Vous savez comme je suis allergique au patriotisme... Celui des Allemands, ces jours-ci, a pourtant quelque chose d'attendrissant. Un peu comme si on légalisait la marijuana, le premier joint de ma tante Gertrude. Sa douce euphorie après. Cela fait 60 ans que le patriotisme est interdit en Allemagne, plus une gêne qu'une interdiction, mais les Allemands évitaient de pavoiser, de chanter trop fort leur hymne national, Deutschland, Deutschland über alles (Allemagne au-dessus de tous), cela rappelait des mauvais souvenirs à trop de monde...

Mais voilà que pour l'occasion de cette Coupe du monde chez eux, d'un commun accord ils ont levé l'interdit, cela a commencé tout doucement lors d'Allemagne- Costa-Rica, trois semaines plus tard toute l'Allemagne est pavoisée de noir, rouge et or. Des drapeaux à toutes les fenêtres, aux antennes des taxis (presque tous Turcs!), les jeunes bien sûr s'affichant sans complexe, mais ma tante Gertrude, elle, hésite encore, elle agite deux ou trois fois son petit drapeau, s'arrête, regarde autour d'elle, je peux, vous êtes sûrs?

S'il y a deux mots qui ne vont pas ensemble, c'est bien patriotisme et retenue, c'est pourtant le genre de patriotisme, tout en retenue, que vivent en ce moment les Allemands, cela ne durera pas bien sûr, il n'y a pas 12 manières d'être patriotique, il n'y en a qu'une: préférer les siens parce qu'ils sont über alles, au-dessus de tous, préférer sa patrie parce qu'elle est über alles, la plusse meilleure du monde.

FRONTIÈRES- Pour revenir au foot en partant du Tour de France, j'ai dû traverser trois frontières. La première, entre la France et l'Allemagne, c'est la frontière qu'on remarque le moins, surtout que la France dont je parle ici, c'est l'Alsace farouchement française dans son coeur, certes, mais dans sa culture? Sinon dans sa culture, dans son affabilité un peu compassée, l'Alsace est plus allemande que française.

Le seconde frontière est plus conséquente. C'est la frontière entre deux sports qui n'ont rien à voir. Le vélo et le foot. Le premier est secoué de scandales, le second aussi, mais c'est bien le seul point sur lequel ils se rejoignent. Le vélo est un sport en perte de vitesse, presque plus de jeunes pour s'inscrire dans les clubs cyclistes en Europe, beaucoup moins de courses, la raison en est moins le dopage que l'air du temps, le vélo est un sport dur, or nous vivons un temps mou.

Le foot c'est tout le contraire: universel. Sa dernière grande conquête: l'Australie. Seule l'Amérique du Nord résiste encore.

Un vélo pour votre fille ou votre fils s'il veut aller frotter dans le peloton c'est 4000 $. Le foot c'est gratuit. T'as même pas besoin de ballon, j'ai joué au foot toute mon enfance avec des balles que l'on fabriquait avec des vieux chiffons, avec des cailloux, avec des châtaignes, avec des bouts de bois, avec n'importe quoi. Tu joues au foot. Tu ne joues pas à pédaler, tu te crèves à pédaler.

La troisième frontière que j'ai dû traverser, c'est la frontière entre un sport, le vélo, et une religion, le foot. Hors des aficionados dont je suis, la foule du vélo en est une de badauds, de piqueniqueurs. Je n'en reviens pas, chaque fois, comme le Français moyen venu voir passer le Tour de France avec sa famille n'a aucune foutue idée de ce que peut bien être une course de vélo.

La foule du foot c'est le contraire, dans chaque spectateur un coach et un intégriste. M'en voudra-t-on beaucoup si j'ajoute un con? Je crois sincèrement que le foot, ce jeu si beau, si simple, rend un peu con. Pas le jeu lui-même, bien sûr. Mais sa surconsommation. À la fin, un match de foot n'est que cela: un match de foot. En parler pendant huit pages, comme ce matin, alors qu'il n'avait pas encore été joué, holà collègues, quand le sport déborde à ce point sur le quotidien, obnubile (obnu-débile?) à ce point les pensées, on n'est plus dans le sport, on est dans la religion. Et la religion rend con, vous pouvez le vérifier tous les matins en lisant votre journal, Kandahar, Gaza, Kaboul, Téhéran, Rome, Tel Aviv.

ENFIN DES PUTES- Mes premières putes depuis mon arrivée à la Coupe du monde. La porte voisine de mon hôtel, rue Adolfstrasse, un bordel. En face: un autre. Au carrefour, rue Scheurenstrasse, deux autres. Paraît que c'est pour les Turcs.

On est dans un quartier turc?
Toute l'Allemagne est devenue un quartier turc me répond sombrement la dame de l'hôtel.

Très bien, mon hôtel, rien à voir avec son voisinage. Un ancien YMCA. Grandes chambres, accès internet, petit déjeuner inclus, 44 euros. À Montréal, dont on vante trop l'accueil, un chambre comme celle-là, c'est 135 $, je le sais, j'ai refusé de payer ça, il y a trois semaines dans un hôtel rue Saint-Denis près Sainte-Catherine. Je me suis finalement retrouvé plus bas, face à l'hôpital Saint-Luc, dans un improbable boui-boui, le Château quelque chose, c'était 60 $ mais le type m'a dit j'te la laisse à 55 parce que la porte ne ferme pas. Je l'ai bloquée avec une chaise sous la poignée.

Bref, je suis à Dusseldorf, à une heure de Dortmund, où je me suis rendu au match en train. Pour revenir aux putes, lorsque je suis sorti du resto hier soir, l'éclairage blafard des néons- le cliché est voulu, merci de ne pas vous essuyer les pieds dessus- l'éclairage m'a renvoyé, va savoir pourquoi, au Heinrich Böll de L'Honneur perdu de Katharina Blum, que j'ai justement oublié dans le train en me rendant au stade. Anyway, les putes au lieu de me porter au cul, me portent à la lecture, va savoir pourquoi encore.

Je vous embrasse pas, je pue, j'ai pas pris de douche depuis un moment, y'en a pas dans les trains.