Le samedi 8 juillet 2006


A Berlin ? Vous êtes certain ?
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 2006

Berlin

Quand je suis parti de Hanovre, ce matin, le type à la réception de l'hôtel me dit : vous allez à Berlin ? Oui. Vous avez réservé à quel hôtel ? Je n'ai pas réservé. What ? Déjà en temps normal on ne va pas à Berlin sans réservation. Alors pensez, l'avant-veille de la finale de la Coupe du monde. Si vous voulez, je peux faire une recherche sur Internet pour vous...

Laissez-faire c'est gentil.

Dans le train j'ai rencontré Medhi, un journaliste Algérien qui travaille pour un journal d'Oran mais qui vit à Barcelone. Ti va dans quel hôtel ? Je ne sais pas. Ti n'a pas de réservation ? Non. Ti connais des gens ? Non. Ti connais Berlin ? À peine.

Je n'ai pas ce genre d'angoisse en voyage, où vais-je, d'où viens-je et y a-t-il un séchoir à cheveu dans la salle de Bain ? J'en ai d'autres plus obsédantes. Ainsi, en me réveillant ce matin j'ai commencé à angoisser sur cette chronique que je suis en train d'écrire.

Plus l'événement est planétaire, plus je me sens tout petit et comme frappé d'inanité. Vous savez comme j'aime écrire pour ne rien dire, mais si vous saviez comme j'aimerais savoir écrire, comme les Français par exemple, pour ne rien dire mais en faisant semblant de dire quelque chose. Encore aujourd'hui, 12 pages sur le dernier match de Zidane. Il y en avait 17 hier, il y en aura 23 demain. Comment ils font ? Les journaux me tombent des mains, je suis découragé, je suis nul, maman je me suis trompé, quand je serai grand je ne veux plus être journaliste, je veux être pompier.

T'écris sur quoi aujourd'hui, Medhi ?
J'icris sur Zidane.
C'est original. Quoi t'écris ?
J'icris qui Zidane ci pas un cadeau pour li Arabes. Li Français y voient un Arabe arriver dans la rue, aussitôt li Français y pensent que c'est Zidane. Mais ci pas Zidane. Alors li Français y crachent sur l'Arabe, sale bougnoul, parce que ci pas Zidane. Zidane il a mis la barre trop haute pour li Arabes...
Tu le connais ?
Non. Mais avant la Coupe ji été dans le village di ci parents en Kabylie.
Pis?
Vingt maisons, un café où li gens regardent Zidane à la télé, li enfants jouent au foot sur la route.
Tu crois que Zidane serait devenu Zidane si ses parents étaient restés là-bas ?
Ti malade ou quoi ?
On est arrivé à Berlin dans la nouvelle Hauptbahnhop, inaugurée il y a un mois et demi, sans doute la plus belle gare du monde, un temple de verre. L'Allemagne est un pays religieusement ferroviaire, pas étonnant qu'elle se bâtisse des gares en forme de cathédrale.

J'ai pris un taxi. Dites-moi chauffeur, il y avait jadis dans cette ville un quartier qui s'appellait Kreuzberg. Existe-t-il encore ?
Certainement.
Est-ce le même genre de faune qui y sévit que voilà 30 ans ?
À peu près.
Alors c'est là que je vais.

C'est là aussi que j'ai pris un café, rue Bergmann, avant d'aller sonner à la porte d'une modeste pension voisine d'un brocanteur et d'une épicerie. Vous reste-t-il des chambres, madame ? Il en restait. Et voilà, ce n'est pas plus compliqué que ça de trouver une chambre à Berlin, l'avant-veille de la Coupe du monde. 41 euros pour une grande chambre monacale, petit déjeuner inclus, ni télé, ni téléphone, les toilettes dans le couloir bien entendu, et une hôtesse un peu mère supérieure. Faut pas faire ci, faut pas faire ça. Bien madame. Mais je pisserai pareil dans le lavabo.

En cherchant des traces du Mur, du côté de la place Bayerischer, l'ancien quartier juif, je suis tombé sur un mémorial saisissant, une sorte de musée de la guerre en plein air constitué de panneaux sur lesquels sont placardées les lois antisémites édictées par les nazis dès 1933. L'horreur ici se décline au quotidien : les enfants juifs n'ont pas le droit de jouer avec les petits aryens. Un autre panneau plus loin : Les Juifs n'ont pas le droit d'avoir des animaux domestiques. Redites-moi ça mademoiselle. Le jeune étudiante qui me traduisait les pancartes a répété : les Juifs n'ont pas le droit d'avoir des animaux domestiques.

Quelle idiotie. En plus d'être antisémite, cette loi n'a aucun sens. Prenez les chats par exemple. Il faut vraiment ne rien connaître aux chats pour passer une loi comme celle-là. Les Juifs n'ont pas le droit d'avoir des chats ! Bien évidemment ! On n 'a pas des chats. Ce sont les chats qui nous ont. Et si un chat veut avoir un Juif, il ne se gênera pas, Hitler ou pas.

J'ai beaucoup marché Berlin, jusqu'à la Spree et la porte de Brandebourg et j'ai eu tout à coup une inquiétude : êtes-vous bien certain que la finale de la Coupe du monde se jouera ici ? Absolument rien ne le laissait présager, hier après-midi. Le plus drôle, c'est qu'on me dit qu'à Montréal, c'est la folie. À Rome, à Naples, à Palerme aussi, comme à Paris, à Strasbourg et à Bordeaux.
Ici, rien.
Je suis peut-être le champion du monde pour trouver une chambre à 40 euros en 10 minutes dans une ville où le moindre garde-robe se loue 250 euros, le problème c'est que ce n'est pas dans la bonne ville, ni dans le bon pays. La fête du foot en Allemagne est finie depuis mardi soir, à Dortmund, depuis que la Mannschaft s'est inclinée devant l'Italie. Les Allemands ont remisé leurs drapeaux et ils sont partis en vacances. Les Berlinois, en tout cas, n'ont plus le coeur au foot. Comme ils sont polis, ils font un effort pour vous demander : qui va gagner pensez-vous ? Mais ça paraît qu'ils n'en ont rien à foutre.

Et ce n'est certainement pas le match contre le Portugal, pour la troisième place, ce soir à Stuttgart, qui va rallumer le feu. La troisième place, tout le monde s'en fout, à commencer par les joueurs. Revenons à la première. Hors de toutes considérations patriotiques, hors de tout sentimentalisme - genre c'est le dernier match de Zizou -, du seul point de vue du foot, qui va gagner pensez-vous ?
Moi je dis l'Italie.
Bien sûr le match peut basculer sur un coup de dés, un penalty dans les premières minutes qui changerait le tempo, ou finir par une séance de tirs au but, c'est arrivé en 1994, entre l'Italie et le Brésil, l'Italie avait perdu. Mais si le match suit son cours normal, si les deux défenses se montrent intraitables, s'il faut compter sur la fatigue et les erreurs qu'elle engendre tard en deuxième mi-temps, peut-être même en prolongation, alors je dis l'Italie.
Pourquoi ?
Une raison, une seule. Si je dis la France, les Italiens vont tellement me faire chier - c'est déjà commencé - que je ne pourrai plus aller prendre, tranquille, mon café latte au Café Italia. Et comme c'est le meilleur en ville...