Le lundi 10 juillet 2006


La défaite de Zidane
Pierre Foglia, La Presse

Berlin

Imaginez que vous soyez, comme je le suis, mi-Italien, mi-Français. Vous le regardez avec quels yeux ce dernier tir de Fabio Grosso qui va décider si l'Italie est championne du monde ou si on continue cette haletante séance de tirs au but? Avec les yeux de la peur? Avec les yeux de l'amour?
Je les ai fermés.

Quand je les ai rouverts, les Italiens étaient champions du monde.

Viva Italia. Mais pauvre France. Pauvre, pauvre Zidane surtout, sorti sur un carton rouge à la 110e minute à la suite d'un coup de tête dans la poitrine de Marco Materazzi. Le carton est mérité. Pas cette sortie calamiteuse. Pas après une aussi fabuleuse carrière. Pas le grand Zidane, pas le héros de 1998, pas l'idole de tout un pays renvoyé au vestiaire comme un petit délinquant. Pas en guise d'adieux.

Personne ne sait ce que lui a dit Materazzi. Mais une insulte, c'est sûr. Et Zidane qui a la tête tout près du bonnet s'est pris un carton rouge. Le 14e de sa carrière. Bravo Materazzi, belle job.

On ne pouvait pas ne pas être un peu triste en sortant de l'Olympiastadion tandis qu'éclataient les feux d'artifice, on ne pouvait pas ne pas penser que ces feux d'artifice auraient saluer aussi le départ du maestro Zidane, un des grands maîtres à jouer de l'histoire du foot. Où il était, Zidane? Cette défaite est plus la sienne que celle de la France dont on n'attendait pas tant.

Cela dit, les Italiens la méritent, cette Coupe. Après leur match colossal pour éliminer les Allemands, ils ont complètement changé de registre avec les Français, les ont piégés au milieu du terrain, les ont lentement étouffés, embourbés, et puis provoqués comme ils savent le faire. Ils méritaient de remporter cette finale qui ne fut ni grande ni palpitante dans un stade qui n'a pas beaucoup vibré jusqu'à la sortie de Zidane justement. Le public allemand assez impartial jusque-là, plus éteint qu'impartial en fait, a vivement réagi à l'expulsion de Zidane et les dix dernières minutes ont été jouées sous les sifflets et les huées qui redoublaient aussitôt qu'un Italien touchait au ballon.

Zidane, sur penalty, et Materazzi, de la tête sur un corner millimétré de Pirlo, avaient compté dans une première mi-temps plutôt à l'avantage des Italiens. La deuxième période a offert du jeu décousu, le match s'enlisant dans une guerre de tranchées, quelques belles occasions ratées de chaque côté, une tête de Zidane sur une passe de Sagnol, un tir de Pirlo, un autre de Toni... Des éclairs très brefs, puis le jeu retournait à son marais pour de longues minutes.

Une finale décevante comme le sont souvent les finales dans n'importe quel sport, quand on en attend trop, quand l'enjeu trop grand pétrifie les joueurs. Avant son expulsion, on n'avait pas vu du grand Zidane, ni du grand Makelele, ni du grand Vieira, ni du grand Totti ni du grand Del Piero.

L'émotion nous est venue finalement par la séance de tirs aux buts. Peut-on imaginer plus déchirant. Soixante-quatre matches. Un long mois et pour finir cette roulette russe. Il a fallu que ce soit Trezeguet qui rate. Trezeguet le mal-aimé de Domenech, Trezeguet qui joue à la Juve en Italie, deuxième meilleur compteur du très relevé championnat italien. Depuis un mois, les journalistes italiens écrivent que Domenech est fou de ne pas utiliser un buteur de cette classe.

Il a fallu que ce soit lui qui rate!

Trezeguet, le coéquipier de Buffon à Turin. Trezeguet et Buffon face à face. Quels calculs, quelles supputations ont-ils fait, l'un et l'autre? Comme Zidane sur le penalty en début de match, Trezeguet a décidé de tirer haut. Son tir s'est écrasé sur la barre transversale.

Les Italiens ont gagné la Coupe. Ils en avaient autant besoin que les Français. Tout le monde a besoin d'un peu de bonheur. Un produit éminemment périssable, un produit à consommer sur place, c'est ce que font quelques milliers d'Italiens en ce moment à la porte du stade. Grand bien leur fasse.

VALEURS

L'ambiance près du stade, hier après-midi? Commerciale! Les Allemands vendaient leurs billets, les Italiens et les Français les achetaient. Yves est parti de Strasbourg à trois heures ce matin, sept heures de route, sa femme, ses deux enfants, il cherche quatre billets, il n'en trouvera pas à moins de 700 euros l'unité. 4000$ pour un match de foot? J'avoue ne pas bien comprendre. La passion du sport, vraiment? Ou l'illusion de vivre l'Histoire? Le besoin d'en être partie? Il n'est pas de sentiment qui m'est plus étranger que celui-là, un Martien ne serait pas plus étranger que je le suis à la porte des stades, quelques heures avant ces événements planétaires. Des Italiens de Genova, d'autres de Casarano, eux aussi cherchent des billets, l'avion jusqu'à Amsterdam où ils ont loué une voiture, les voici, n'ont pas dormi, mangent un sandwich assis dans l'herbe en plein soleil, une petite pancarte à leurs pieds, we need tickets.

Et même un Canadien d'origine marocaine, Abdel, de St. Catharines (Ontario) où il est chauffeur d'autobus. Je ne lui ai pas posé la question qui me démangeait: combien gagne un chauffeur d'autobus à St. Catharines, Ontario? Cela ne me regarde pas? C'est juste, je ne l'ai pas posée non plus. Une de ces nombreuses choses qui ne me rentrent pas dans la tête, comme acheter un char neuf, comme payer 200 euros pour une chambre d'hôtel. Si j'avais 700 euros à foutre en l'air, j'achèterais pour 700 euros de livres, ou de confitures de mirabelle, et j'irais voir le match à la télé, évidemment.

KLINSI POUR CHANCELIER

Le personnage le plus populaire de cette Coupe du monde n'aura pas été Franz Beckenbauer comme on pouvait s'y attendre, même s'il est pour beaucoup dans la réussite de la Coupe. Non, l'homme le plus populaire en Allemagne en ce moment, c'est Jurgen Klinsmann, l'entraîneur de la Mannschaft, Klinsi pour ses amis qui sont environ 80 millions en Allemagne. Il y a un mois, les Allemands le détestaient, la presse était déchaînée, la chancelière elle-même a dû intervenir pour calmer les esprits. Klinsmann, qui vit en Californie, était en train de virer le foot allemand à l'envers, nouvelles méthodes, nouveaux joueurs, entraînements très pointus dirigés par... des Américains, et quand il a annoncé que Kahn, la légende, ne serait pas son gardien numéro un, l'Allemagne est passée tout près de la guerre civile. Cela vous rappelle des choses? Un mois plus tard, les Allemands l'adorent, ne veulent pas le laisser repartir en Californie. Ils ont aimé qu'il reste droit dans la tempête, qu'il se mette à dos tout le Bayern de Munich, et dernier gros coup de coeur, qu'il ne prenne pas à la légère la «petite» finale de samedi soir à Stuttgart que les Allemands ont gagnée 3-1.

EN CE TEMPS-LÀ

L'Allemagne de 1974 avait gagné la finale de «sa» Coupe, buts de Breitner et Müller, très grand match de Beckenbauer, mais l'Allemagne de 2006 a gagné beaucoup plus: la sympathie du monde. Cela dit, à l'heure où vous lirez ces lignes, elle sera déjà retournée à ses affaires, qui ne sont pas si florissantes... beaucoup moins qu'en 1974. Au classement «du pays où il fait bon vivre en 2005» de la revue The Economist, l'Allemagne arrivait tout juste derrière la Fance au 26e rang (le Canada était 14e, l'Irlande -qui ne s'est même qualifiée pour la Coupe-était première devant la Suisse. L'Italie huitième. Le Zimbabwe dernier.

En 1974, alors que je couvrais déjà la Coupe du monde en Allemagne, j'avais reçu des dizaines de lettres d'insultes de Portugais, d'Italiens, de Français, de Polonais, de Bulgares, d'Haïtiens, d'Africains de Montréal. En 2006, leurs enfants m'ont adressé exactement les mêmes insultes, c'est pour dire que si le niveau monte dans ces communautés que l'on dit abusivement culturelles, c'est vraiment imperceptible.