Le dimanche 2 juillet 2006


Un lavage à la main
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Strasbourg

Le Tour de France décapité de ses deux têtes d'affiche, Ullrich et Basso. L'équipe Astana, celle de Vinokourov, révoquée. Et deux autres coureurs exclus : Francisco Mancebo, leader de l 'équipe AG2R, et Oscar Sevilla, lieutenant de Ullrich. Alors ? Le Tour de France enfin propre ?

Le directeur du Tour et surtout son indécrottable DG, Jean-Marie Leblanc, donnaient vendredi dans la formule définitive et ronflante bien dans la manière du second : « Cet événement donne une raison de construire un avenir meilleur. »

Ben tiens ! Ça fait juste huit ans, depuis le scandale Festina, que ces gens-là et ceux de l'Union cycliste internationale construisent un avenir meilleur. Jugez-les au bilan de 2005 : Roberto Hera, le vainqueur du tour d'Espagne, déclassé pour dopage. Le vainqueur du tour de Suisse, Aitor Gonzalez, dopé. Le vainqueur du Tour de France, Lance Armstrong, dopé. L'affaire Hamilton qui s'est étirée sur deux ans. Etc., etc.

Ces gens-là ne construisent rien du tout. Ils réagissent au cas par cas. C'est ce qu'ils viennent de faire encore une fois. L eur verbiage laisse l'impression qu'ils ont pris le taureau par les cornes, qu'ils ont mis le poing sur la table, qu'ils ont dit : C'est assez ! Dehors, les dopés. Ils donnent à croire qu'on vient d'entrer dans une nouvelle ère, que cette opération « pédales propres » participe d'un plan de redressement du cyclisme.

Pas une maudite seconde. Il n'y a aucun plan. Il a fallu qu'on leur mette le nez dans le caca pour qu'ils fassent les étonnés une fois de plus : Hein ! du caca ! Comme cela sent mauvais. Vite, nettoyons. Comme je le détaillais dans ma chronique de vendredi, tout est parti d'Espagne en janvier dernier. En fait, tout est parti d'un coureur espagnol, Jesus Manzano, qui , après avoir faillir mourir dans le tour 2003, est allé trouver la Guardia Civil. Cela a donné l'opération Puerto. Quatre mois d'écoute téléphonique et de vidéosurveillance ont mis au jour un réseau. Au coeur de ce réseau, un médecin et le directeur d'un laboratoire d'analyse particulièrement bien équipé pour faire des transfusions et conserver le sang et le plasma dans des conditions idéales, impressionnante de produits dopants dans ce labo, il s'agit essentiellement de transfusion . D'autotransfusion. C'est la nouvelle arme absolue des coureurs cyclistes, et des marathoniens, et des skieurs de fond, et de bien d'autres. Absolue parce qu'indétectable. De quoi s'agit-il? De prélever le sang du coureur pour le « traiter », comprenez pour l'oxygéner. Le sang, grandement amélioré, est ensuite congelé jusqu'à ce qu'il soit remis au coureur quand il en fait la demande. La transfusion peut se faire dans le cadre d'une « cure » ou même quelques heures avant le départ d'une course.

Notez que l'autotransfusion est un vieux truc. L'une des grandes vedettes des jeux de Montréal en 1976, le policier finlandais Lasse Viren, médaille d'or du 5000 et du 10 000, avait recours à l'autotransfusion et en parlait très ouvertement. À l'époque, cette pratique était parfaitement légale.

Mais revenons à l'opération Puerto. Parmi les principaux clients du labo, deux équipes espagnoles, plus des coureurs indépendants, Ullrich, Basso, Mancebo, Sévilla, deux coureurs de la Phonak écartés avant le tour, Botero, et Gutierrez, second du tour d'Italie. D'autres noms sont à venir, on n'a pas fini de s'amuser.

L'aube d'une nouvelle ère pour le cyclisme, disaient ces messieurs du Tour. Petits comiques. On est devant rien d'autre qu'une opération de police. En fait de grande lessive, c'est un tout petit lavage à la main. Il y a d'autres filières en Espagne. Et des filières belges, italiennes, russes, américaines.

Le fait que soient tombés les deux favoris du Tour est un hasard, rien à voir avec la volonté de frapper « à la tête » ou de faire un exemple. N'allez surtout pas vous imaginer qu'il y a quoi que ce soit de changé sur la planète vélo. Bjarne Riis, le directeur technique de l'équipe CSC, l'équipe d'Ivan Basso, l'équipe la plus insolemment victorieuse depuis le début de la saison, Riis nous a dit: Je renvoie Basso à la maison parce que ce serait inhumain de vous le laisser, vous (les journalistes) ne le lâcheriez pas d'une semelle, ce serait l'enfer pour lui et pour notre équipe.

Autrement dit, Basso a été exclu du Tour non pas parce qu'il est dopé mais pour le protéger des médias. Sur le parcours, où se presse aux barrières la même foule de badauds qui n'entend pas grand-chose au cyclisme que les autres années, j'ai demandé cent fois: que pensez-vous de ce nouveau scandale? La réponse la plus souvent obtenue: le Tour est si difficile que les coureurs ne pourraient pas le faire sans dopage.

Faux. Le Tour serait plus facile sans dope. Les moyennes moins élevées. Il suffirait que le peloton dise OK, on arrête. Mais il y en aura toujours 10 pour tricher. Et 10 autres pour les soupçonner de tricher et tricher à leur tour pour égaliser les chances. Les athlètes se dopent essentiellement pour être au même niveau que ceux qui... se dopent. Les trois quarts des coureurs ont recours au dopage tout simplement pour faire leur métier. Pas de dope, tu ne peux pas rouler en tête du peloton pour ramener ton leader ou ton sprinter sur les échappés. Bref, tu fais pas ta job. Si tu fais pas ta job, pas de contrat.

On n'est pas devant des criminels. On est devant des professionnels qui ont le choix entre avoir une job ou pas. Je ne défends pas le dopage. Je vous répète que je n'ai pas de position morale sur le sujet, et je suis d'avis qu'on ne résoudra rien tant qu'on abordera le problème du point de vue moral comme on le fait maintenant.

Il ne s'agit pas de morale, il s'agit d'une culture de travail. On ne change pas une culture par des opérations de police même si, par ailleurs, elles sont nécessaires.

Décapité de ses deux favoris, ce Tour de France s'annonce évidemment beaucoup plus ouvert. Valverde? Cadel Evans? Hincapie? Landis? Menchov? Leipheimer? Popovych? Cunego? Qu'importe. S'il y a quelqu'un ici pour croire que ce sera un vainqueur à l'eau claire, alors il n'a rien compris de ce que je viens d'écrire. C'est pas grave, ce n'était pas sa dernière chance de ne pas mourir idiot: combien on parie que je vais avoir à le récrire encore?