Le lundi 3 juillet 2006


Cocorico, deux fois
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Strasbourg

Non, madame, on n'a pas beaucoup dormi dans la nuit de samedi à hier. Les coureurs, pas de problème, leurs hôtels sont à la campagne. Mais au coeur de la ville? Avec la fiesta dans les rues, le concert de klaxons, les cris, les chants de plus en plus éméchés à mesure qu'on avançait dans la nuit? Dès le coup de sifflet final de France-Brésil, un beau tumulte a tenu Strasbourg éveillé jusqu'aux premières lueurs de l'aube...

Le plus impressionnant, ce fut juste avant que commence le match. On se serait cru, malgré la douceur de l'air, à la veille de Noël, vous savez, quand il n'y a plus personne dans les rues. Longtemps la ville déserte n'a plus respiré et, tout d'un coup- Henry venait de compter-, elle a poussé un cri énorme, comme si elle accouchait de quelque chose de trop gros pour elle: le bonheur?

Nuit blanche ou pas, ce matin, il a bien fallu y aller pareil. Les coureurs ont entrepris doucement cette première étape, qui allait les ramener à Strasbourg après une longue virée dans les vignobles. Il ne s'est absolument rien passé dans les 175 premiers kilomètres, sauf une échappée de sept coureurs dont les noms ne passeront pas à l'histoire ni dans mon texte, une échappée qui se savait condamnée d'avance.

Premier événement notable, au dernier sprint intermédiaire, avec neuf kilomètres à faire, l'Américain George Hincapie sprinte comme un fou pour aller chercher les deux secondes de bonification qui lui seront suffisantes pour prendre le maillot jaune à Thor Hushovd.

Bizarre! Si Hincapie joue la victoire finale, pourquoi s'emmerder avec le maillot jaune à moment-ci? Pourquoi frotter, pourquoi prendre des risques? Peut-être qu'après 10 Tours de France comme domestique, le grand George voulait tout simplement porter au moins une fois la fameuse tunique de son patron, peut-être était-ce un clin d'oeil à Lance...

Second événement, le sprint. Tom Boonen, le grand favori pour l'emporter, Boonen n'a peut-être pas dormi lui non plus. En tout cas, il n'avait pas les yeux en face des trous. Il a fort mal jugé la banderole et lancé son sprint de beaucoup trop loin. Comme Boonen est la référence des autres, les autres se sont fourrés aussi, et c'est le Français Jimmy Casper qui a gagné par défaut. La France n'en finit plus de faire cocorico, mais s'ils font encore la foire ce soir, j'en tue trois.

Ah oui, aussi, à la barrière, Thor Hushovd a été coupé profondément au bras par un spectateur qui agitait une de ces mains vertes que distribue la caravane. Conduit à l'hôpital, son état n'inspirait pas d'inquiétude, il devrait être au départ ce matin.

Voilà, vous savez tout.

L'OMBRE DE LANCE

L'ironie du renvoi à la maison d'Ullrich et Basso pour cause de dopage, l'ironie serait que la chose profite à la Discovery Channel, l'équipe de Lance Armstrong, qui doit rire comme un fou en ce moment! Surtout avec son grand chum Hincapie en jaune!

Ce matin, le directeur de la Discovery, Johan Bruyneel, que l'on n'a jamais vu aussi détendu et affable, prétendait que la Discovery n'avait pas de leader. J'ai quatre coureurs protégés: Hincapie, Popo (Popovych), Savoldelli et José (Azevedo). La course décidera lequel sera notre leader. En attendant, tranquille jusqu'aux Pyrénées...

Du temps d'Armstrong, il y avait un service d'ordre pour contenir la foule qui se pressait à la barrière de l'enclos de l'équipe. Hier, nous étions quatre: trois journalistes américains et moi.

Vos favoris, Johan?
Il hausse les épaules: prenez le classement de l'an dernier, les cinq premiers ne sont pas dans le Tour, le sixième était Leipheimer, à la huitième place, il y avait Cadel Evans, à la neuvième, Landis... Les voilà les favoris.
Et Valverde?
Si vous le dites, Valverde.
Et Hincapie?
Bruyneel sourit: on verra dans la montagne.
Dans la montagne, hein! Quelques heures plus tard, Hincapie était en jaune.

Bruyneel nous a conté des pipes de toute façon. Popovych n'est pas prêt. Savoldelli ne veut pas jouer le classement général, Azevedo en arrache trop dans les contre-la-montre. Son seul leader, c'est Hincapie. Il s'est préparé en conséquence. Sa chute dans Paris-Roubaix aura été un bien pour un mal en le forçant au repos, il est allé reconnaître soigneusement les étapes de montagne... C'est bien lui, le leader. Ce maillot jaune est une distraction, une blague en passant. Combien on parie qu'il ne le défendra pas aujourd'hui?

L'HORREUR

Vous annonçant l'an dernier que je ne ferai plus le Tour, j'étais au moins certain de n'avoir aucun regret de... caravane! Je l'ai retrouvée avec tout le déplaisir du monde quai des Bateliers, où j'étais entrain de déjeuner. La musique débile et les haut-parleurs couvraient les volées de cloches de la cathédrale qui appelaient les fidèles à la messe. Le Tour de France est à la fois ce que j'aime le plus, le vélo, et ce qui me pue le plus au nez, la fête populacière. La fête populaire, c'est quand le peuple s'amuse. La fête populacière, c'est quand on amuse le peuple. Quand on lui crie des mots d'ordre dans des haut-parleurs, quand on le méprise en lui lançant des bébelles et des morceaux de pizza fluo, quand les mains se tendent, à moi, à moi, ici, ici, quand les poupounes en bottes blanches, sur les chars allégoriques, sont décidément trop poupounes.

UNE ODEUR DE MERGUEZ

Rue des Bateliers, juste à côté de mon hôtel, un petit boui-boui à merguez bizarrement nommé le DKH. Sur la porte, une affichette: restaurant fermé pour cause de racisme.

J'entre. Dites-moi, ça ne fait pas sérieux, votre annonce. Vous dites fermé pour racisme, mais c'est ouvert. Qu'est-ce que les gens vont penser? Qu'il n'y a pas de racisme à Strasbourg?

Ouvert depuis un mois et demi, le proprio du resto, un Algérien, se bute à l'hostilité des locataires du dessus.

Peut-être qu'ils n'aiment pas l'odeur de vos merguez?
Quoi, ça sent bon, des merguez!
Ça dépend. Quand tu manges des merguez, ça va, mais quand tu manges du lapin et qu'il sent la merguez, ça fait chier...

Il était pas content que je dise ça. Ce n'est pas la première fois que je le remarque, les Arabes et moi, on n'a pas le même sens de l'humour. Ils me prennent au pied de la lettre, comme si j'étais le Coran. Ni le Coran, ni la Bible, dans ma version papier, je serais plutôt la dernière feuille de mon carnet, sur laquelle, depuis des années, je griffonne toujours le même bout de phrase que me récita un jour un collègue du Devoir et qui parle d'un oiseau- un milan- qui s'immobilise dans l'espace comme s'il méditait sur l'ennui de vivre avec des cons (c'est du Tchekov, en passant, mais c'est moi qui ai ajouté avec des cons).

N'ONT PAS ÉTÉ SÉPARÉES À LA NAISSANCE

La mairesse de Strasbourg, Fabienne Keller, qui donnait le départ de la première étape du Tour ce matin, fait dire qu'elle n'est pas du tout parente avec ma collègue Françoise Kayler. Et de un, ça ne s'écrit pas pareil, et de deux, elles ne se ressemblent même pas. La mairesse est une petite boulotte plutôt revêche en tailleur saumon, alors que Françoise est très grande et absolument magnifique malgré son grand âge. Hé! je vous embrasse, vieille affaire culinaire.

LA POUAISIE

Depuis toujours, le vélo est un sport " à écrire ": ses routes bucoliques, ses glorieuses légendes... mais aussi, désormais, sa poésie pharmaceutique qui nous étreint d'une belle émotion fantasmatique. Ainsi la liste des produits saisis au laboratoire de Madrid, dans le cadre de l'opération Puerto.

Ô Andriol! Ah Androderm! Et toi, coquine Norditropine, qui se dissimulait derrière 12 boîtes d'Actrapid et un gallon de Legalon! Encore un doigt de Benexol? Plus? Une louche? N'est-ce pas trop? Varions un peu les plaisirs, tâtons du Rohypnol et de l'Hidroxil. Combien de marins, combien de capitaines eurent passé leurs caps de désespérance s'ils avaient su mêler la Synacthène, la Spirulina et la divine Eposine à leur gin? Et je ne dirai rien de l'Actovegin ni du Thioctacid, et encore moins du Solcoseryl, qui feraient pédaler même des culs-de-jatte.

Sérieusement, notez que ce laboratoire avait d'autres clients que des coureurs cyclistes. On parle de cinq joueurs du Real Madrid, on parle aussi de Rafael Nadal, qui a sorti Andre Agassi, samedi, à Wimbledon.

Pendant ce temps, dans le parc de l'Orangeraie, où je suis allé jogger avant-hier, des farceurs ont scotché des seringues en carton sur les vélos stylisés qui décorent les pelouses.

L'AVENIR

Les Anglais sont très présents à Strasbourg. La raison en est que le Tour partira de Londres l'an prochain, avec un prologue qui s'élancera de Trafalgar Square et fera le tour du lac de Hyde Park. Le lendemain, les coureurs iront de Londres à Canterbury. Les Anglais, qui n'ont que deux coureurs dans le Tour, Wiggins et Millar, sont étonnamment passionnés de vélo. En tout cas, la meilleure revue de vélo, Cycle Sport, est anglaise, les meilleurs commentateurs aussi. Dans son dernier numéro, Cycle Sport propose déjà un supplément de 12 pages sur ce départ londonien. On se prononce même sur les favoris de l'étape, un an d'avance! Sont fous.

SALUT À LIBÉ

En Europe, je lis Le Monde, très rarement Libération. Libé me tombe sur les nerfs, me fâche par ses partis pris culturels (musicaux notamment), m'assomme par ses jeux de mots. Ah! les jeux de mots de Libé! C'est par là d'abord que j'ai décroché.

Reste que, cette fois-ci, depuis mon arrivée, je me fais un devoir d'acheter Libé chaque matin. Parce que ce très bon journal, malgré ses tics et ses maniérismes, est menacé de disparition.

Vendredi, son directeur et fondateur, Serge July, a démissionné, condition exigée par l'actionnaire majoritaire, Édouard de Rothschild, pour recapitaliser une seconde fois le quotidien. Le désaccord entre July et l'actionnaire principal porte justement sur la nature de cette recapitalisation. À mots couverts, dans ses adieux aux lecteurs, July redoute un déclassement de son journal, redoute que Libé devienne un journal ordinaire.

Très grand prestige, tout petit tirage, Libé vend moins de 150 000 exemplaires par jour, une misère pour un journal national dans un pays de 60 millions d'habitants.

Libé a inventé une forme de journalisme à la fois décontracté et rigoureux, et toujours marqué au coin de l'insolence, dans la grande tradition libertaire française. L'insolence, c'est la signature de Libé. J'ai adoré ce journal avant de m'en agacer. Je me suis largement inspiré de cette insolence et de cette décontraction, à laquelle, il est vrai, je fus converti, avant Libé, par le gonzo-journalism du magazine Rolling Stone.

Libé, le titre, continuera. Mais ce ne sera peut-être plus le journal qu'on a connu.

AUJOURD'HUI

Obernai-Esch-sur-Alzette, 228 kilomètres. Longue étape qui mène au duché du Luxembourg, fin de parcours ondulée pour baroudeurs, je pense au vainqueur de l'Amstel, le Luxembourgeois Frank Schleck, qui sera chez lui. Mais, comme on dit dans l'argot du vélo, Schleck aura une " pancarte dans le dos ". Comprenez qu'il sera très surveillé. Je pencherais plus pour Juan Flecha, de la Rabobank, un Wegmann ou un Wrolich, de la Gerolsteiner, un Backstedt, de la Bianchi. Mais avec un bon vent favorable, ça peut finir aussi par un sprint massif, même qu'à bien y repenser c'est ça qui va arriver.

De toute façon, je n'y serai pas. Retour au Mondial pour le match Allemagne-Italie, demain.