Le mercredi 19 juillet 2006


L'autre Américain
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Saint-Jean-De-Maurienne

Un autre Américain est en train de gagner le Tour de France, par autre, je veux dire très différent du précédent.

Êtes-vous déjà allé dans le comté de Lancaster, en Pennsylvanie, où vivent les amish et les mennonites? Les parents de Floyd Landis étaient mennonites. Floyd a été élevé dans une ferme avec ses quatre soeurs dans le comté de Lancaster, sans télé, ni radio, ni ordi, travaillant aux champs jusqu'à l'âge de 16 ans.

Je suis allé rouler quelques fois dans ce coin-là, le travail de la terre se fait encore à la charrue tirée par des chevaux, il m'a semblé que ce que ces gens-là refusaient d'abord, était moins la modernité que la vitesse, et moins la vitesse que la précipitation. Il m'a semblé que leur manière de vivre tenait à une autre "dimension" du temps, que ces gens-là prenaient tout leur temps pour faire une chose à la fois, un jour à la fois.

Floyd Landis, qui est venu au cyclisme professionnel en rejetant d'abord cette culture-là- avant de se réconcilier avec-, est en train de gagner le Tour de France en mennonite. Un jour à la fois. En éliminant un adversaire à la fois. Et en essayant de ne pas trop les bousculer.

L'Alpe-d'Huez est souvent un nouveau chapitre à ajouter à la légende, pas cette fois. Deux courses dans une comme cela arrive souvent dans les étapes de montagnes. La course devant. La course derrière. Devant pour la victoire d'étape. Derrière pour la victoire du Tour. Commençons par celle-là.

Pour ce qui est de la victoire finale à Paris, les choses se sont pas mal décantées, on sait un peu plus où on en est, mais décanter n'est pas exploser, ce Tour ressemble de plus en plus à une infusion, à une tisane. C'est comme si Floyd Landis voulait dire aux Français que tous les Américains ne se ressemblent pas. L'autre vous a écoeurés pendant sept ans, pour lui la victoire n'était pas assez, il fallait aussi qu'il lamine, qu'il écrabouille, moi gagner me suffira. Excusez-moi pour le feu d'artifice, il n'y en aura pas. Il y a de l'Indurain dans ce garçon-là.

Évidemment les favoris ont attendu la montée de l'Alpe-d'Huez pour s'expliquer, c'est-à-dire les 14 derniers kilomètres. Ils avaient auparavant complètement escamoté l'Izoard, ce grand col mythique, dont les derniers kilomètres zigzaguent dans des à-pics lunaires. Pour dire comme tout était calme sur le front dans l'Izoard, Landis s'est même arrêté pour pisser. Je crois bien qu'il est le premier leader d'un Tour de France à se permettre d'arrêter pour pisser dans l'Izoard.

Il y a bien eu aussi le col du Lautaret, mais ils l'ont monté sur le grand plateau. Rien vous dis-je, absolument rien à se mettre sous la dent avant Bourg-d'Oisans.

L'Alpe, c'est 21 tournants numérotés. Dans la longue ligne droite qui mène au premier tournant, on avait déjà compris que Denis Menchov n'était pas bien et qu'on avait écrit toutes ces lignes sur la force de son équipe pour rien. Parce qu'à quoi peut bien servir une forte équipe si le leader ne suit pas!

D'ailleurs, ce n'était plus les Rabobank qui menaient devant, mais les T-Mobile. Un mano-mano Floyd Landis- Andreas Klöden. L'Allemand mieux que dans les Pyrénées mais pas triomphant pour autant et même un peu juste quand Landis en remettait une couche. Quant à Landis, il ne savait trop quoi faire, il attaquait à moitié, se relevait à moitié. J'y vais ou pas? Une valse-hésitation plutôt qu'un mano-mano.

Ce ne fut pas une si grande lessive. Sauf les Discovery qui ont complètement disparu, Menchov n'a finalement concédé qu'une minute, Cadel Evans, l'autre grand perdant du jour, moins de deux, Sastre n'a rien perdu du tout, Oscar Pereiro est venu à 10 secondes près de garder son maillot jaune, et la révélation de ce Tour, le Français Dessel, est toujours troisième. Bref, Floyd Landis est bien en train de gagner ce Tour de France, mais sur la pointe des pieds.

Il y avait aussi une course devant comme je l'ai dit, pour la victoire de l'étape, la plus prestigieuse de toutes, celle que veulent tous les sponsors. Une échappée fleuve, presque 25, partis bien avant l'Izoard, il y avait là-dedans des coureurs qu'on a encore peu vus, comme Garzelli, Marchante, Cunego, Merckx, Hincapie, au pied de l'Alpe, ils n'étaient plus qu'une poignée, et trois virages plus haut, ils n'étaient plus que deux, Damiano Cunego et le Luxembourgeois Frank Schleck, 26 ans, un futur grand, ce Schleck, qu'est-ce que je dis, un déjà grand. Une manière de Valverde, bon sur tous les terrains, le cyclisme de demain avec Boonen, Popovych, etc.

Hier, Schleck a gagné en costaud. À deux kilomètres de la ligne, il s'est débarrassé de Cunego comme on fait tomber, d'une pichenette, une poussière sur le revers de son veston.

Schleck pleurait en franchissant la ligne, il ne faudrait pas qu'il en fasse une habitude, il pleurait déjà ce printemps en gagnant l'Amstel Gold Race, la grande classique hollandaise qu'il avait remportée détaché aussi. Il pleure à cause de son père. Son père a couru pro dans les années 70 alors que le cyclisme était plus hiérarchisé qu'aujourd'hui, le père était domestique au service de Jan Janssen et Luis Ocana, tu veux faire du vélo, mon fils? Très bien. Mais promets-moi de ne pas faire le domestique comme moi, j'en ai gardé trop d'amertume et de regrets.

Le gamin a promis. On l'a vu émerger en 2005 avec des places d'honneur au Tour de Lombardie notamment, il a commencé la saison 2006 en foutant le feu dans le Poggio de Milan San Remo, puis il remporte l'Amstel, 4e de la Flèche, 5e de Paris-Nice, et l'Alpe-d'Huez hier, papa peut être rassuré, fiston ne portera les valises de personne.

La fille à la trompette

Un courriel ce printemps: j'irai voir passer le Tour de France à l'Alpe-d'Huez en juillet, je serai en vélo-camping, où dois-je me placer dans l'Alpe-d'Huez? Hélène Drapeau.

J'avais répondu que le meilleur endroit pour voir passer le Tour de France à l'Alpe-d'Huez ou ailleurs c'est devant la télé n'importe où dans le monde. Si l'idée est de monter vous-même l'Alpe-d'Huez en vélo, au moins allez-y la semaine précédant le Tour ou la semaine suivante, le jour même ou la veille, c'est l'enfer total. Mais c'est de toute façon une très mauvaise idée de monter l'Alpe-d'Huez, une montagne de merde, il y a dans le coin des cols beaucoup plus beaux, la Croix de Fer par exemple, le Glandon, La Toussuire dans l'autre vallée.

Il y a trois ou quatre jours, nouveau courriel de la fille: je suis à l'Alpe-d'Huez, au camping La Piscine, juste au pied de la pente.

C'est comme lorsqu'ils me demandent mon avis pour l'Italie, je leur dis n'allez pas à Florence, allez plutôt à Lucca. Ils vont pareil à Florence, en rentrant ils me disent, si on avait su on vous aurait écouté. Je n'en ai encore jamais giflé un. Je suis gentil au fond.

Hélène Drapeau ne m'a pas dit si j'avais su, elle a dit: c'est tout ce que je déteste, mais j'adore! Elle m'attendait à son camping, à peu près là où tournent les coureurs pour attaquer les 13 kilomètres de la montée. Une petite tente bleue, le vélo jeté à terre, un vieux Treck de montagne à pneus lisses. Pas fière, la fille, moi je n'irais pas au village avec ce tracteur-là. Elle est partie de Charles-de-Gaulle à vélo, elle a couché à Meaux le premier soir, elle a traversé la Champagne, les Ardennes pour arriver en Alsace où elle est allée assister au départ du Tour. De l'Alsace, elle est descendue dans les Alpes par le Jura. Seize cents kilomètres seule sauf une parenthèse avec sa nièce. Pas une athlète du tout. Je me traîne! rigole-t-elle. J'ai pas de misère à la croire. Elle a dû en baver, la fille.

Elle ne m'a pas tout dit, c'est sûr. Quarante et un ans, l'âge de monter des côtes dans sa tête. De faire un voyage dans le voyage. De partir seule avec un livre (le dernier Poulin, La traduction est une histoire d'amour). Trompettiste, pigiste. Ça ne s'invente pas comme travail. Orchestre symphonique de Québec. Une fois avec Dutoit. L'Opéra. Orchestre Métropolitain. Des élèves. Pas riche. C'est sûr. Mais une fichue belle vie. Elle a sous-loué son appartement dans le quartier portugais à des Américains qui gardent la chienne et la chatte. Deux mois sur la route, 1500 euros, des vacances pas chères.

Vous avez aimé la caravane?
J'ai pensé à vous, je vous ai ramassé cette casquette à pois du meilleur grimpeur... dans les rideaux!

On était à une terrasse de Bourg d'Oisans qui mériterait d'être jumelée à Saint-Sauveur tant elles sont cousines par leur faune semblablement moutonnière. Mon hôtel est à 34 kilomètres de Bourg d'Oisans, j'ai dû croiser un million de cyclistes en m'en venant, sur une route plein soleil, pas d'accotement, les autos pare-chocs à pare-chocs. Je ne comprends pas. Je ne comprendrai jamais, ce besoin d'aller grossir le troupeau et s'y tenir au chaud surtout quand il fait 34 à l'ombre.

Allez-vous monter l'Alpe, madame?
Oui, j'aurai mon drapeau du Québec, vous klaxonnerez en passant.
Je voulais dire en vélo, allez-vous la monter en vélo? Peut-être demain quand tout le monde sera parti.
Je ne comprendrai jamais ce besoin de faire comme les autres. Si je suis le Tour l'an prochain, ce sera à la télé, au pied d'un col pyrénéen que je monterai tous les matins à l'aube. Un col que le Tour n'a jamais passé parce que la route est trop étroite. Je logerai dans un modeste hôtel où il y aura un chat. J'aurai des livres, celui de Poulin, tiens, que je n'ai pas lu. Le Tour passera à 15 kilomètre d'où je serai, et je n'irai même pas.

AUJOURD'HUI- Bourg d'Oisans-La Toussuire, 175 kilomètres. La plus difficile des trois étapes alpestres, le Galibier, la Croix de Fer, La Toussuire, l'étape qui tue, mais comme ils sont déjà tous un peu morts...