Le lundi 24 juillet 2006


Le domestique affranchi
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Paris

Floyd Landis a remporté, hier, sur les Champs-Élysées le Tour de France le plus bizarre qu'il m'a été donné de suivre. Le plus passionnant écriront d'autres qui ont déjà oublié que, juste avant que l'Américain craque dans la montée de La Toussuire- il y a seulement quatre jours-, ils maudissaient « ce gagne-petit qui distillait l'ennui ». Ils l'avaient même surnommé le boiteux calamiteux à cause de cette hanche déhanchée qu'on lui ôtera cet automne pour la remplacer par une en plastique.

Landis sera-t-il au Tour l'an prochain?
Ces opérations sont fort délicates, les relevailles fort longues et qui sait si Landis pourra rouler avant le printemps.

À 31 ans, Landis pourrait bien être le vainqueur de transition d'un seul et unique Tour. Reste que deux étapes de ce Tour-là passeront à l'histoire, reste aussi que de la ferme de ses parents mennonites dans le comté de Lancaster aux Champs-Élysées à Paris, France, c'était pas tout droit! Même son passage de US Postal à Phonak n'est pas transparent comme on l'a dit. Landis n'a pas été engagé à la Phonak comme leader, mais pour servir Tyler Hamilton comme il venait de servir Lance Armstrong.

C'est la victoire d'un domestique affranchi, d'où cette modestie, et ce bonheur immense, hier, sur les Champs-Élysées, immense mais malgré tout retenu. On jurerait que Tom Petty a écrit sa chanson juste pour lui, It's good to be king, just for a while...

Je ne trouve pas que Landis distille l'ennui. J'aime bien qu'il se taise quand il n'a plus rien à dire. Que vouliez-vous qu'il ajoute à ce qu'il répète depuis quatre jours sur sa défaillance et sur sa résurrection du lendemain?

À l'insistance des journalistes, il est revenu brièvement sur cette histoire de corticoïdes anti-inflammatoires qu'il avait lui-même révélée à la presse à la pause de Bordeaux. Landis a reçu l'autorisation de l'UCI d'avoir recours à des injections de corticoïdes pour soulager la douleur que lui cause sa hanche droite nécrosée. Il a répété, hier, qu'il n'en avait pas fait usage pendant le Tour, j'ai eu deux injections cet hiver, cela ne m'a rien fait du tout, j'avais toujours aussi mal, j'ai laissé tomber le traitement.

Il ne s'est évidemment rien passé dans cette dernière étape. Sauf un sprint enlevé de belle façon par le Norvégien Thor Hushovd, net vainqueur de Robbie McEwen. Gros encore de 140 coureurs, le peloton, venu du centre de la France en TGV, est d'abord allé musarder en banlieue, avant de finir sur les Champs-Élysées dont il a fait huit fois le tour comme d'habitude, par le quai des Tuileries et retour par la rue de Rivoli où je me tiens tout l'après-midi, mais ce n'est pas pour le voir passer, c'est pour les librairies sur les arcades, parmi les meilleures de Paris.

Il y avait sur les Champs la même foule cosmopolite et bigarrée que d'habitude, que des étrangers, beaucoup d'Américains, je serais surpris si l'on tirait de cette foule de peut-être un demi-million de personnes plus de trois Parisiens.

Vous savez comme j'ai peu de goût pour les cérémonials, j'ai l'impression que Landis les déteste autant que moi, il a coupé court aux guilis-guilis, aux adieux, mais sans brusquerie, avec toute la gentillesse du monde, en tenant sa grande fille par la main. On voyait bien qu'il avait hâte de se retrouver avec ses proches et avec ses coéquipiers pour le dernier souper d'équipe. Mais c'est au propriétaire de l'équipe Phonak, Andy Rihs, qu'il a dédié sa victoire. Téteux? Non. Délicat. Rihs, qui se retire du cyclisme, a avalé tant de couleuvres- de Tyler Hamilton à Botero- que ce coup de chapeau du vainqueur du Tour de France était bien la moindre des politesses.

Je vous propose ci-dessous un bilan " très vélo " de ce Tour, et non je ne vous dis pas que c'était mon dernier, mon boss m'a bien averti de ne pas annoncer ma retraite une autre fois. Mais je ne vous dis pas non plus que je serai au départ du prochain, à Londres en juillet 2007, se projeter dans l'avenir à mon âge est imprudent et quelque peu obscène.

LES REGRETS-Klöden et les T-Mobile. Qu'est-ce qu'ils ont mal couru! Ils avaient l'équipe pour faire tout exploser, ils avaient le leader pour gagner le Tour, ils finissent sur la dernière marche du podium. Des maladresses tactiques incroyables, on les a vus au moins deux fois mettre le feu en montagne et qui s'est brûlé le premier? Klöden, leur propre leader! Plus maladroits que ça!

Deux grosses erreurs de jugement: ne pas avoir pris les choses en main pour ramener le peloton à 10 minutes sur l'échappée de Pereiro. Ne pas avoir sonné la charge quand l'écart n'était encore que de quatre minutes avec Landis.

Klöden était un ton en dessous de Landis, mais dès lors que Landis craque, Klöden n'a aucune excuse de ne pas avoir gagné le Tour.

Trois victoires d'étape quand même.

LES BATTUS- Les grands battus: l'équipe Discovery. Premier Discovery, Azevedo 19e à près de 40 minutes, Popovych à plus de 50 minutes, Hincapie, qu'on voyait en jaune à Paris, à plus d'une heure, Savoldelli, qui a pris le premier prétexte pour rentrer à la maison. Leur seule victoire d'étape- Popovych à Carcassonne- ils l'ont achetée. C'est Freire qui devait gagner. Freire a reçu l'ordre de laisser aller Popovych.

L'autre grand battu de ce Tour: Tom Boonen. Rien. Archi battu par McEwen. Sort du Tour frustré, par la petite porte.

LA DÉCEPTION- Pas Hincapie qui a 33 ans, pas Leipheimer, 33 ans aussi, pas Cadel Evans qui a montré ses limites, tout comme Michael Rogers. La déception, c'est Popovych, le présumé dauphin de Lance Armstrong. Popovych a montré dans ce Tour qu'il est moyen sur tous les terrains, loin de la classe des Valverde et Frank Schleck et même de l'Allemand Markus Fothen.

Il reste aux Discovery Tom Danielson qu'ils auraient dû envoyer au feu cette année, ils attendent quoi?

LES SURPRISES- Pour moi, la surprise c'est Damiano Cunego. Son attitude plus que son maillot blanc du meilleur jeune. N'oublions pas qu'il a déjà gagné un Tour d'Italie, alors le maillot blanc... Mais justement, Cunego semble être revenu de sa victoire dans le Giro, il est reparti à zéro. Rien de spectaculaire, mais une générosité que ne montrent pas souvent les coureurs italiens dans le Tour de France.

Frank Schleck, superbe vainqueur de l'Alpe-d'Huez, n'est pas une surprise, c'est une confirmation. Le jeune Luxembourgeois est un futur podium du Tour.

LE MYTHE- Le mythe de la grosse équipe pour passer la montagne. Landis a gagné le Tour avec zéro équipe dans la montagne. Aucun équipier pour l'accompagner sur les pentes. Pas de cavalerie légère pour mener la charge dans les vallées. Pas de rampe de lancement, sauf dans le col des Saisies, pour préparer son fameux raid.

Or c'est une des premières informations que nous donne Radio-Tour après quelques kilomètres d'ascension, comme si un drame épouvantable se préparait: Landis n'a plus de coéquipier avec lui, il est complètement isolé...

Pis?
La roue de Klöden, ou la roue d'un coéquipier qui suit Klöden, c'est quoi au juste la différence dans une pente à 9 %?
Merci de m'éclairer.

LES FRANÇAIS- Des résultats sympathiques mais pas aussi grandioses que les cocoricos de la presse française le laissent entendre. Cyril Dessel est bien gentil mais il ne refera plus jamais ça (il a 32 ans), il a couru bien au-dessus de sa tête, en particulier dans les Alpes. Quant aux trois victoires françaises, elles ne sont pas trois, elles sont deux. Casper, dans la première étape, ça ne compte pas, il profite de l'erreur de McEwen, qui fait un faux sprint et emmène dans sa méprise Boonen et Hushovd. Cherchez Casper dans les autres sprints massifs, cela faisait une semaine qu'il nous répétait qu'il se prépare pour les Champs-Élysées. Cherchez-le.

En fait, le premier Français derrière Dessel et Moreau est à une heure. Chavanel à une heure et demie. Casar à 2 h 30! Ce que je veux souligner ici, c'est qu'un des grands thèmes abordés par les éditoriaux de L'Équipe, c'est que le Tour est désormais propre; la preuve, les résultats français. Quels résultats?

LA DOPE- Grand ménage au début du Tour avec l'éviction de Basso, Ullrich, Mancebo. J'en tire une impression... d'injustice. Pourquoi Ullrich plus qu'un autre? Parce qu'il a été associé, comme Basso, au réseau découvert par l'opération « Puerto ».

Qu'a-t-on découvert?
Un laboratoire où était organisé le dopage par autotransfusion qui consiste à réinjecter au coureur son propre sang, prélévé plusieurs semaines, voire plusieurs mois auparavant et grandement " amélioré " évidemment. Le labo offrait aux coureurs un service " professionnel ", prélèvements sécuritaires, conservation adéquate, etc.

On veut nous faire croire que cette opération de police a changé quelque chose dans les mentalités.

Rien du tout!

Rappelez-vous que l'autotransfusion est indétectable. Qu'elle peut facilement se bricoler à la maison, que le matériel nécessaire est accessible à n'importe qui, l'opération elle-même sans danger.

In-dé-tec-ta-ble! Cela signifie im-pu-ni-té. À moins d'être assez nono pour aller se fourrer dans un réseau, alors que tu peux faire ça à la maison.

LA JOKE- L'opération Puerto a compromis Manolo Saiz, un des personnages les plus influents du cyclisme professionnel. Saiz était entre autre président de l'association des groupes sportifs. Il a été remplacé à la tête de cet organisme par un Belge, Patrick Lefévère, actuel patron de la Quick Step... très proche de Manolo Saiz.

« Parmi nous quelqu'un trichait », s'est scandalisé Lefévère... qui dirigeait l'équipe TVM quand elle a failli crever d'un overdose en 88, et qui a longtemps dirigé la Mapei de Museeuw et de tant d'autres. Le cynisme d'un Lefévère est la preuve que rien n'a changé.

LE DÉSAMOUR- Moins de monde sur les routes du Tour. Audience très clairsemée à Montceau, samedi, pour le contre-la-montre, on attendait deux fois plus de monde à La Toussuire, même à l'Alpe, ce n'était pas comme les autres années. Les deux premières semaines ont été désastreuses. Auditoires en baisse aussi à la télé, ce que nie Jean-Marie Leblanc qui faisait ses adieux au Tour, hier. Il a régné sur l'épreuve pendant une quinzaine d'années, en potentat absolu. Sous sa gouverne, le Tour s'est néo-libéralisé de façon échevelée; en 15 ans, j'ai demandé deux fois des entrevues à Leblanc, réponse identique les deux fois: ce n'est pas le moment! Je ne lui en veux pas, je regrette seulement que la place réelle de la presse écrite- mais la grandeur de la salle de presse, pas le nombre d'accréditations- la place réelle, rétrécisse à chaque Tour. C'était jadis un sport à écrire, c'est devenu la bébelle des sponsors, de leurs invités et autres affairistes qui nous cachent la ligne d'arrivée.