Le samedi 04 février 2006


Fait Chaud
Pierre Foglia, La Presse, Turin

Je vous préviens, je suis fatigué. Mort. M'endors. Tout juste capable d'enfiler les notes de mon carnet et c'est pas toutes des perles. Chevreuils, pourquoi chevreuils ? Ah oui, quand je suis parti, plein de chevreuils dans ma prairie, dont le Blanc qu'on n'avait pas revu depuis la chasse. Tuque Canada. Ah ça, c'est ma fiancée. Qu'est-ce que tu veux que je te rapporte de Turin ?

Une tuque Canada.

Petite comique. Raymond St-Pierre. J'ai croisé Raymond St-Pierre à l'aéroport. Je l'ai obstiné que la dernière fois qu'on s'était croisés c'était à Beyrouth, pas à Amman. Là il s'en allait à Oslo. Moi à Turin. On vieillit.

Oh, avant que j'oublie, faut je vous donne une adresse au cas où vous feriez une crevaison avec votre vélo à Turin : Bicicletta Farinasso, 102 bis, via Saluzzo. Vous ne pensez pas aller à Turin prochainement et encore moins y faire une crevaison à vélo ? Tss, tss. On ne sait jamais ce que la vie nous réserve.

Moi non plus, je devais pas aller à Turin. Pourtant j'y suis. Et ce matin, je pédalais tranquillement via Nizza quand pow ! Mon pneu arrière. Voyez, il ne faut jurer de rien.

Une dame m'a conduit jusqu'à la boutique de vélo. Vous ne trouverez pas tout seul, il n'y a pas d'enseigne, m'a-t-elle dit. On a marché en silence. Elle a cogné à la porte, signore Farinasso ! Les autres Italiens, les Milanais en particulier, se plaisent à dire des Turinois qu'ils sont « false e cortese », faux et courtois.. Tout le contraire de ma première impression, je trouve les gens plutôt bourrus mais serviables. Le vieux Farinasso ne m'a pas dit bonjour, ne m'a pas dit comment allez-vous ce matin, il a regardé le pneu : dans une heure ?

Va bene.

Je suis allé lire les journaux dans un café. Ils faisaient leur manchette avec l'inauguration de la ligne de métro qui aura lieu ce matin (samedi). Une dizaine de stations entre la banlieue ouest et Porta Susa. Pas du tout sur le parcours des Jeux, le tronçon qui devait relier le centre-ville à Lingotto, où sont toutes les installations olympiques, ne sera terminé que dans deux ou trois ans. On reviendra.

Une heure plus tard, le vélo était prêt. J'ai repris ma route, j'allais au centre de presse. Il faisait un temps magnifique hier. Je sais qu'il ne fait pas froid à Montréal non plus, mais à Turin, c'est le début de l'été. Je pédalais pas de gants, pas de tuque, le coat ouvert. Les Jeux olympiques d'hiver, vraiment ? Sous les arcades de la piazza Carlo Felice, on sert des coupes de crème glacée aux terrasses des cafés. Si ça continue comme ça, on va jouer au volley-ball de plage de plage à ces Jeux olympiques d'hiver.

Fait chaud, mais c'est pas mal plus frai du côté de l'ambiance. Ces Jeux déclinent la thématique de la passion. « La passion habite ici », mais disons qu'on ne l'aurait pas deviné si on ne nous l'avait pas dit. Je me suis souvent retrouvé dans une ville olympique une semaine avant les Jeux, j'en ai connu des inspirées (Barcelone), des trépidantes (Sydney), des suffisantes (Atlanta), des qui se préparaient à s'en aller pour ne pas être là pendant que ça se passerait (Athènes), Turin me semble indifférente, laconique.

Austère, me corrige Veronica Sole qui, elle, est contente d'accueillir les Jeux. Il faut préciser qu'elle en fera un peu son profit, elle m'a loué son appartement et son vélo à bon prix. Veronica enseigne, son mari est orfèvre dans un atelier voisin, ils n'ont pas d'enfants et si j'en juge par les livres dans la bibliothèque, sont de gauche.

Austère parce que c'est notre nature de Turinois, reprend Veronica, mais aussi parce que nous avons de bonnes raisons de l'être comme Italiens avec ce Berlusconi, et avec la Fiat qui vient de mettre beaucoup de monde au chômage.

Les Turinois attendent quoi des Jeux ?

Justement, ils ne savent pas à quoi s'attendre. Et si c'était un échec ? Et s'il n'y avait personne ou presque dans les gradins ? Et si on faisait rire de nous ? Jusqu'ici, ces Jeux ne nous ont rien donné. Même pas du travail, ce sont surtout les travailleurs étrangers à bas salaire, Roumains et Albanais, qui les ont bâtis. Et après ? Que restera-t-il de tout ça à l'ensemble des Turinois ? Que reste-t-il aux Athéniens ?

Neuf milliards de dettes, madame, mais une nouvelle ville beaucoup plus vivable, semble-t-il.

Quand je suis arrivé au centre de presse, j'ai attaché le vélo de Veronica à un poteau. Deux flics se sont approchés. Le premier a demandé à son collègue si j'avais le droit. Le collègue ne savait pas. Ils ont appelé leur chef mais il n'était pas là. Ils ont haussé les épaules. Va bene, qu'ils m'ont dit. Je crois qu'on va avoir les Jeux à l'italienne. Ce qui veut dire ? Ce qui veut dire que ça va être un peu le bordel, mais qu'il va toujours y avoir moyen de moyenner. Illustration : les files d'attente étaient interminables aux cinq contrôles de sécurité pris d'assaut par la populeuse armée de techniciens des réseaux télé. J'attendais depuis cinq minutes quand je me souvenu que j'étais italien, je suis allé voir l'hôtesse : y'aurait pas un autre moyen ? Je suis pressé.

Faites tour par le centre commercial. Redescendez dans le parking, vous trouverez d'autre guérites. Y'a personne.

Pourquoi vous ne leur dites pas ?

Si je leur dis, où je vais faire passer ceux qui sont pressés comme vous ?

Un petit peu bordel ? Peut-être plus que ça. Avec des engueulades. Avec de la gesticulation. Avec du théâtre. Des Jeux à l'italienne. Des Jeux baroques.

Je ne devais pas venir à Turin parce que je suis nul en sports d'hiver. Les seuls autres Jeux d'hiver que j'ai couverts ont été ceux d'Innsbruck en 1976 et peut-être bien que Marie, ma jeune collègue de La Presse avec laquelle je partage cet appartement, n'était pas née. En quelle année êtes-vous née, Marie ?

En 1977.

Elle ne s'en excuse même pas. Je ne devais donc pas couvrir ces Jeux, et je ne les couvrirai pas vraiment. Je vais vous parler de Turin, des Italiens, de la vie avec Marie, mais ne lui dites pas, elle va freaker.

Quoi d'autre en cette première journée ? Des cadeaux, mon vieux. Le fameux kit olympique, un sac à dos plein de cadeaux. Une bouteille thermos, une radio miniature, un compte-pas (c'est mon sixième), un t-shirt, une casquette, des CD, une trousse Johnson et Johnson, avec une crème hydratante pour le visage, une crème norvégienne pour les mains sèches, du shampoing pour bébés, des pansements pour le engelures. Des engelures ! Sont fous. Fais chaud. M'en vais me baigner dans le Pô, drette là. Mais avant, laissez-moi embrasser Françoise David. Bonne chance avec votre truc, belle madame. Méfiez-vous d'Amir.