Le lundi 06 février 2006


Chronique baroque
Pierre Foglia, La Presse, Turin

La place Carignano baignait samedi soir dans le brouillard, si bien que je n'ai pas vu ce que j'étais venu voir.

Ce que j'étais venu voir? Des plumes comme celles que portaient les Amérindiens, des plumes par faisceaux de trois, et des masques gravés dans la pierre.

Permettez une minute d'histoire. Vous allez voir, encore une fois, comme le monde est petit.

Place Carignano donc, en plein coeur du Turin baroque, il y a ce palais Carignano qu'il est plus juste d'appeler Carignan en français (et en piémontais) puisque lorsque commence sa construction en 1679, Turin faisait partie de la Savoie. L'Italie n'existait pas encore.

Le Québec non plus d'ailleurs n'existait pas. En Nouvelle-France, puisqu'on en parle, ça n'allait pas fort, à ce moment-là, entre les colons et les Iroquois ou était-ce déjà les Mohawks? Louis XIV lève alors un régiment pour aller défendre ses arpents de neige. Le régiment de Carignan. Commandé par François de Carignan de la branche des Savoie-Carignan qui règnent sur la Savoie et Turin.

Les soldats du régiment de Carignan étaient français, suisses du canton de Vaud et italiens du Piémont. Les soldats seront nombreux à s'établir en Nouvelle-France à la fin de leur mission. Ceux qui venaient du Piémont avaient pour noms Salvaj (qui deviendra Salvail), Lavergne, Moras, Frise, Désandré, Fiori, Bernardo, Ruffin, Collin, Carignan, noms qu'on retrouve toujours dans le bottin de Turin (avec aussi quelques Foglia mais pas un foutu Tremblay lalalère).

Les tout premiers immigrants italiens au Québec furent donc des Piémontais. Gens fort civils, cultivés, artisans habiles à travailler le fer et à tailler la pierre. Ils auraient pu nous bâtir des palais Carignan s'ils étaient venus plus nombreux. Que n'ont-ils dit à leurs amis de Turin de venir aussi?

Ils leur ont dit le contraire. Ils leur ont dit, fa frette, v'nez pas ici. C'est pour ça que les Italiens du Nord, sauf moi et deux ou trois autres tatas, ont surtout immigré en Argentine et en Californie. Vous avez hérité de ceux du Molise, que ma mère appelait les mange-terre tellement ils crevaient de faim à Campo Basso et Casacalenda. Vous vous êtes retrouvés avec Tony Roman et Pagliaro au lieu de Paolo Conte et Carla Bruni, Turinoise aussi.

C'est une blague, bon. Même que je préfère 100 fois Pag aux ritournelles affectées de la Carla Machin. C'est une blague mais c'est vrai qu'il ne reste presque plus de Piémontais au Québec, un millier peut-être, dont le professeur Bruno Villata, un écrivain turinois qui enseigne l'italien et le piémontais à Concordia, c'est lui qui m'a dit pour les plumes dans la façade du palais Carignan.

Vous les verrez au-dessus des fenêtres du premier étage. La construction du palais a commencé 15 ans après l'expédition en Nouvelle-France et on a voulu en faire un rappel dans la pierre...

Mais les fenêtres du palais sont bien hautes et il y avait cette brume. En plus de baigner la place dans une atmosphère fantomatique, la brume effaçait les tarabiscotages du palais, lui donnant des allures de château cathare, un comble pour un des monuments les plus représentatifs du baroque italien.

Turin ville baroque comme le proclame tout un chacun?

Le baroque est né à Rome. Rome est une ville baroque, ça c'est sûr. Qu'est-ce que le baroque? Le baroque foisonne. Le baroque déborde. Le baroque est dans le pli, le repli, le baroque s'entortille, se rabat, se torsade, s'enjuponne, le baroque est l'emphase du jeu, de la voix, de la pierre, le baroque c'est trop. S'il fallait résumer le baroque en un seul signe ce serait celui-ci: +. Aucun doute, le baroque, c'est l'Italie.

Mais Turin n'est pas l'Italie. Pas tout à fait. On dit ici que l'Italie sans Turin ne serait pas l'Italie, mais Turin sans l'Italie serait quand même Turin. Turin est une ville baroque parce que des princes, des rois y ont fait venir des architectes de génie comme Guarini, le plus grand maître du baroque après Bernini, et qu'ils y ont construit des merveilles comme le palais Carignan, le Sanctuaire de la Consolation, l'église San Lorenzo. Leurs grandes envolées de pierre sont devenues la beauté de Turin. Sa beauté et sa carte postale.

Son âme est ailleurs. Dans les grandes luttes ouvrières de l'après-guerre. Turin est une ville de cols bleus, une ville ouvrière. Le berceau du mouvement ouvrier.

Son âme ouvrière est inquiète. Les Jeux c'est une baguette magique, hop le métro, hop des autoroutes, hop des patinoires, hop le stade Mussolini qui était devenu " Comunale " et qui est devenu olympique par magie. Parlant de Mussolini, son dernier fils, Romano Mussolini, qui était pianiste de jazz, est mort vendredi à Rome. En Italie le passé n'est jamais loin. Il est même au pouvoir.

L'âme de Turin est ouvrière. Dans les quartiers ouvriers de Lingotto où se dérouleront les Jeux, dans les grands immeubles gris qui dominent le pimpant village des athlètes, on dort mal ces jours-ci. Mamma Fiat qui nourrissait plus de 200 000 ouvriers en 2001 en emploie 45 000 de moins. Et ce n'est pas fini.

Bravo Canada

J'ai pourfendu assez souvent les agités de l'unifolié qui encadrent l'équipe-nation canadienne dans les grands rendez-vous sportifs pour ne pas saluer le bon sens, la maturité et le courage- il en fallait- de la skieuse de fond Beckie Scott, des patineuses longue piste Clara Hughes et Cindy Klassen et du bobeur Pierre Lueders qui ont refusé d'être pressentis pour porter le drapeau du Canada à la cérémonie d'ouverture vendredi prochain.

On parle ici de grandes vedettes de l'équipe canadienne. On parle d'éventuels médaillés. On parle d'athlètes matures, accomplis. Ils ont pris une décision sportive, ils ont dit non à un show qui risquait de les déranger dans leur concentration. Leur geste n'est pas innocent à un moment où, précisément, les Jeux olympiques se galvaudent en cérémonies pour retenir un auditoire qui n'entend absolument rien au sport.

Cela n'a rien à voir avec l'amour du Canada. Ce qu'ont dit ces athlètes c'est qu'il faut se calmer le pompon avant de le décrocher. Du même coup ils nous rappellent ce qui devrait être une évidence mais l'est pourtant de moins en moins: les Jeux olympiques, c'est ce qui se passe entre la cérémonie d'ouverture et la cérémonie de clôture.

Cela n'enlève rien à la hockeyeuse Danielle Goyette, qui n'avait pas leurs bonnes raisons de refuser de porter ce drapeau, et cela lave l'honneur une fois pour toutes de Jean-Luc Brassard qui, dans à peu près les mêmes circonstances, avait été accusé de haute trahison à Nagano par à peu près les mêmes hystériques tôtons, Don Cherry et plusieurs confrères des Prairies.