Le mardi 07 février 2006


Al dente
Pierre Foglia, La Presse, Turin

On est dans le coeur de Turin, à deux pas de la piazza San Carlo, une boutique grande comme ma main, cinq clientes là-dedans dont une avec un chien, la sixième attend dans la rue. On est dans le quartier chic de la mode, des musées, des cafés célèbres. La petite boutique détonne par sa modestie: pastificio Giustetto.

Dans une pastificio on vend des pâtes fraîches fabriquées sur place. Ai-je dit fabriquées? Je dis n'importe quoi. Une pastificio n'est pas une fabrique, c'est un temple. En Italie, la pasta, ce n'est pas seulement la pasta. C'est la famille. La mamma. Une pastificio est un temple dans lequel on travaille la pasta à la main avant de la couper en papardelle, en tagliatelle, avant de la fourrer avec du veau ou de la ricotta pour en faire des agnolotti, des cappelletti, des tortellini, des ravioli.

Dans le quartier chic d'où je vous parle, les pastifici ont des vitrines de joaillier, les minuscules ravioli di magro (aux épinards) ont l'air de bijoux et coûtent presque aussi cher. Mais les gens qui savent n'entrent pas là, ils entrent dans la boutique qui ne paie pas de mine, juste à côté. C'est-à-dire qu'ils n'entrent pas parce qu'elle est pleine.

Anna et son frère Luigi, et avant eux leurs parents, tiennent cette boutique depuis 1911. Luigi, 78 ans se lève à 5h et, jusqu'à 8 heures le soir, pétrit sa semoule de blé dur, de l'eau, des oeufs...

Depuis quand venez-vous acheter vos pâtes ici, madame?
Depuis 38 ans, monsieur.
Et vous, madame?
Vingt et un ans.

La phrase clé, qui dit tout, qui attache ces gens-là à la boutique comme des junkies à leur dealer: proprio come una volta. Exactement comme avant. C'est au tour de la dame avec le chien. Elle achète de la polenta déjà cuite, et me dit comment la faire revenir dans la poêle avec de l'oeuf, comme font les Milanais, mais c'est bien meilleur que les Milanais...

Et pourquoi ce serait meilleur?
Parce que les Milanais n'ont pas le temps de faire à manger.

Aux plus vieilles clientes Anna donne un petit journal bilingue -piémontais et italien- qu'elle tire de dessous son comptoir, Le Bulletin de l'Académie qui est écrit et imprimé à... Montréal, par le prof de Concordia dont je vous parlais hier, M. Bruno Villata.

Et alors Anna, lance plaisamment une cliente, vous partez bientôt pour Montréal?
Faudrait qu'elle aille d'abord à Rome, lance une autre, elle n'est jamais allée à Rome!
Ni à Venise, ajoute Anna. Je ne suis jamais allée nulle part. Comment j'irais? La boutique est toujours pleine de monde...
Comment mangez-vous vos pâtes? ai-je lancé à la cantonade. Al dente?
Si, al dente, ma non troppo. Pas comme les Américains, qui trouvent très chic de les manger presque raides.
Et la sauce?
Ça c'est la plus grande différence avec vous, m'a dit la dame au chien. Vous faites toute une histoire avec la sauce. Nous, on mange la pâte, la sauce, c'est juste pour la couleur.

Il paraît qu'il y a des Italiens qui ne mangent jamais de pâtes, mais je n'en ai jamais rencontré. Quand j'étais petit, je mangeais des pâtes tous les jours et je ne me souviens pas d'avoir déjà dit: ah non! pas encore des pâtes. Quand ma fiancée me demande ce que j'ai le goût de manger: des pâtes. Et plus je vieillis, moins je mets de sauce. Presque toujours blanches avec du parmesan. Où j'ai mangé les meilleures pâtes dans la vie? À Montréal, c't'affaire.

Numero uno, les pâtes fraîches de Histoires de pâtes, à Saint-Lambert.
Numero due, les pâtes fraîches de Milano.
Numero tre, les pâtes fraîches de la pastificio Sacchetto au marché Jean-Talon, qui est tenue par un Turinois, d'ailleurs.
Numero quattro, les pâtes sèches De Cecco, les boîtes bleu et jaune qu'on trouve dans toutes les épiceries italiennes. De mon dernier voyage en Italie l'automne dernier, j'ai rapporté des pâtes sèches qui venaient de Torre Annunziata, c'est censé être le boutte du boutte, le climat, l'eau, je ne sais trop, bullshit, les De Cecco sont meilleures.

Enfin, numero cinque, les pâtes que Moreno, le proprio du resto le Latini, importe des Abruzzes (et plus savoureux encore que ses pâtes, le discours que Moreno tient sur les pâtes, les deux en même temps, délire garanti).

Les pâtes de la signorina Anna Giustetto figureront-elles dans cette liste?
Je ne lui ai pas acheté de pâtes. Je lui ai acheté du flan de semoule au caramel. Je suis allé le porter à l'appartement, je suis reparti aussitôt pour aller à l'entraînement de l'équipe féminine de hockey. Quand je suis revenu, Marie avait tout mangé. Qu'est-ce que ça mange à cet âge-là!

Dieu que ça faisait longtemps que j'étais allé à un entraînement de hockey. C'est toujours aussi plate. Elles étaient toutes là, les deux gardiens du Québec, Kim St-Pierre et Charline Labonté, Wiekenheiser, la grande Caroline Ouellette, et le bébé de l'équipe, Meghan Agosta...

Si vous entendez dire que je n'aime pas le hockey féminin, c'est pas vrai. Basket féminin, soccer féminin, n'importe quoi de féminin, amenez-en. Mais, il y a un mais. Mais promettez-moi au moins cinq ou six équipes capables de jouer au même niveau. Saviez-vous que l'équipe canadienne de hockey féminin n'a jamais perdu un match contre une équipe autre que celle des É.-U.? Jamais perdu contre la Suède, ni contre la Finlande. Pas une fois.

Quand j'écrivais en 1998 que le hockey féminin n'était pas prêt pour les Jeux parce qu'il y avait juste deux équipes -qui jouent magnifiquement, mais deux équipes, c'est pas assez pour faire un tournoi-on me répondait, laisse-leur le temps, donne-leur une chance...

Huit ans plus tard, on est exactement au même point. Correction. Huit ans plus tard, le hockey féminin s'est effectivement beaucoup développé... au Canada! Et dans les collèges américains. Si bien que l'écart s'est creusé un peu plus encore avec les autres pays qui sont réduits plus que jamais à faire de la figuration.

Au Canada, le hockey féminin est un sport à part entière, bien encadré, bien développé. De plus en plus de gamines veulent jouer au hockey, bravo, magnifique. Mais en même temps, aucun débouché, sauf une ligue d'élite dans laquelle les filles crèvent de faim et doivent même payer leur glace pour jouer.

Et une fois par quatre ans, elles peuvent aller aux Jeux olympiques. Pas un chat pour un match Laval-Montréal très relevé, mais 10 millions de téléspectateurs pour voir les mêmes planter l'Italie 17 à 0. La logique sportive de tout ça m'échappe. Peut-être qu'il n'y en a pas.

C'est pas grave. Il faisait encore très beau hier. Je suis parti avant la fin de l'entraînement. Je pédalais le long du Pô dans cette ville magnifique qui continue de ne pas s'exciter avec les Jeux. Vous voulez savoir à quel point elle ne s'excite pas?
Le papa de Véronica, la dame qui nous loue l'appartement, vient d'appeler.
Véronica n'est pas là, monsieur. Elle nous a loué son appartement.
C'est vrai, elle me l'avait dit. J'avais oublié. J'appelle du Pérou.
Ah bon! qu'est-ce que vous faites au Pérou?
Oh! je ne voulais pas voir tout ce bordel olympique, je suis parti le plus loin possible.