Le vendredi 10 février 2006


En attendant la flamme
Pierre Foglia, La Presse, Turin

Roberta, l'institutrice de l'école du quartier avait regroupé sa marmaille à l'entrée du pont de la Princesse Clotilde pour voir passer la flamme olympique. La flamme traverserait la Dora -l'autre fleuve de Turin, par ce pont-là. Roberta commençait à s'impatienter: ils font la sieste à cette heure-ci et j'en vois qui baillent. Pour les garder réveillés, elle leur faisait chanter une comptine, puis une autre, puis, comme cri de ralliement, elle a leur a fait hurler à plein poumons la devise des Olympiques: citius, altius, fortius.

Combien en avez-vous?
50. Des préscolaire. 3, 4 et 5 ans.
Ils écoutent?
Sont bravissimi.
Erica, trois ans, ne lâchait pas la main d'Alessandro 5 ans.
C'est son frère?
Non, sourit Roberta, ce n'est pas son frère, mais ça pourrait. Il la tient tout le temps par la main. Il l'aide à mettre son manteau. Il la mouche quand son nez coule. C'est une petite Moldave. Elle nous est arrivée un peu avant les Fêtes.
Combien d'Italiens dans votre groupe?
La moitié.
Les autres?
Roumains, Albanais, Marocains, quelques Africains.
Je me suis agenouillé devant Érica. Petit tête toute chiffonnée. La tuque de travers. Son tablier rose qui dépasse du manteau. Des jolis bottillons, roses aussi... Et alors Erica, dis-moi, comment c'est déjà la devise des Jeux? Citrus, commence-t-elle. Citius, je la corrige. Citrus reprend-elle en roulant les «r» à la russe, citrrrus. J'en rajoute en me moquant: Citrrrrrus. Elle rit. Citius coupe Alessandro sèchement.
O.K. Benito.
Je ne suis pas Benito. Je suis Alessandro. Et il tire la petite plus loin. Lui, sa mère ne le sait peut-être pas, mais il veut une petite soeur!

Il y avait du monde, pas la foule. Faisait doux, mais ça parait pas parce que les Turinois s'habillent comme s'il faisait moins 40. On a froid pour eux. Est passée une modeste fanfare, un peu indigne des pompes olympiques. Puis est passée une voiture de police. Une, pas 70. Le policier de la voiture de police nous fait des bye bye. On se serait cru à une fête de quartier.

On était tout près de Porta Palazzo, le grand marché et la grande attraction de Turin, Porta Palazzo que certains appellent aussi, malicieusement, la Casbah de Turin. Un quartier chaud, politiquement. De là partent les manifestations de la Ligue du Nord, contre l'immigration. Mais c'est là aussi qu'on trouve l'Arsenal de la paix, une ancienne caserne récupérée par Ernesto Olivero -sorte d'Abbé Pierre italien- qu'il a investie pour y installer son oeuvre missionnaire. Le nouveau pape Benoît XVI, à l'étonnement d'un peu tout le monde, a glissé lors de l'une de ses toutes premières allocutions: je remercie Ernesto Olivero pour son oeuvre. Tout Turin en est encore ému.

Ernesto Olivero attendait la flamme olympique devant son Arsenal de la paix, piazza borgo Dora où l'on avait tendu des bannières qui disaient: «Juifs, catholiques, musulmans, tous fils d'Abraham et d'un Dieu unique.» Des enfants portaient de curieuses pancartes sur lesquelles étaient écrit un seul mot: ODIO. Le premier «o» rayé en rouge.

Ah! tiens, une autre voiture de police: la flamme ne doit plus être bien loin. Hola! Un autobus plein de policiers maintenant, le grand déploiement. L'infanterie, dit mon voisin, l'artillerie doit suivre pas loin. On rit. Tout cela sent tellement l'improvisation, la dernière minute, c'est tellement pas sérieux et en même temps tellement sympathique, c'est tellement ce dont l'olympisme a le plus besoin: un peu de simplicité et un peu d'improvisation pour le déconstiper.

Si ça pouvait continuer comme ça pendant deux semaines... mais je sens que ça va se gâter. Et pas plus tard que ce soir. Regardez-la bien la simplicité, regardez-la bien prendre le bord pendant la cérémonie d'ouverture. J'entends d'ici les trompettes qui nous annoncent les grandiloquentes foleries habituelles.

Anyway, la flamme a fini par arriver après quelques voitures Coca-Cola, et quelques chars Samsung avec des pompons girls. Le citoyen ordinaire qui la portait l'a remise à Ernesto Olivero qui est parti en trottinant vers le Balon, le marché aux puces de Porta Palazzo. Je suivais derrière en vélo. J'étais à deux pas, je n'en revenais pas d'être si près, vous m'avez peut-être vu à la télé. À un moment donné j'ai décidé de passer devant, et je suis passé devant, comme ça. Personne ne m'a dit: où tu vas? Personne ne m'a dit: vous êtes qui? Je me suis retrouvé devant le cortège sans problème, en sifflotant. Si j'avais voulu, j'arrachais la torche en passant et je la rapportais à Marie.

Tenez Marie, vous en tirerez bien 200 euros au marché aux puces.

Pauvre Marie. Elle s'est fait voler. 200 euros justement. Elle était dans l'autobus. Beaucoup de monde. Un jeune homme la colle. Elle se dit bon. Mais non, c'était pas ça. Il a glissé sa main dans son sac qu'elle tenait pourtant devant elle, mais d'abord il a ouvert la fermeture éclair, sous son nez... des artistes, des sales petits cons, mais des artistes. Quand elle s'en est aperçu, l'autobus venait de s'arrêter, le type est parti en courant, elle est partie après en criant. Il s'est laissé rejoindre.

Baveux, il a ouvert son manteau en faisant une petite danse: lalalère, fouille si tu veux! Évidemment le portefeuille était dans la poche d'un comparse parti dans l'autre direction.

200 euros, ses cartes de crédit, son permis de conduire. Au poste de police de rue Madama Cristina, les six policiers qui étaient là se sont mis à son service pour l'aider. Je vous assure, m'a-t-elle dit en arrivant, ils ont été super gentils. Les six autour de moi pour m'aider.

Adorable Marie. Vous l'avez déjà vue? Je vais vous dire un truc, s'ils avaient été 54 dans le poste de police, les 54 se seraient empressés.

RACISME - Une boucherie musulmane Porta Palazzo où j'attendais la flamme. La boucherie est tenue par des Bengalis. Je voulais savoir si la police les a embêtés pour les Jeux...
Pourquoi vous voulez savoir ça?
Je fais mon cinéma. Journaliste. Canada. Un client marocain s'interpose: on est des gens tranquilles, on ne veut pas de trouble. Je demande juste s'il y a eu des descentes de police, des arrestations en vue des Jeux. Mustapha m'entraîne au café voisin tenu par un musulman. Il a l'accent parisien, le bagout aussi: j'ai vécu en France, je vis ici, la France à côté c'est le paradis.

Y'a pourtant moins de trouble ici qu'en France...

Parce que c'est une immigration plus récente. Il n'y pas encore de deuxième génération comme en France. La question de l'identité ne se pose pas encore. Ma génération ferme sa gueule. On n'est pas des Italiens.

Des intégristes dans le coin?
Qu'est-ce tu veux dire des intégristes?
Des imams qui enflamment les gamins...
Il ne m'a pas répondu.
Pourquoi vous ne retournez pas en France?
Parce qu'ici j'ai du travail. Je travaille dans une usine de poisson, pour les conserves. Mes enfants parlent italien.

Le racisme dont on parle le plus en Italie ces jours-ci, c'est celui des stades de soccer. Gros problème. Des foules qui hurlent: dehors les nègres. Des joueurs qui crachent sur des Noirs. Un joueur qui fait régulièrement le salut mussolinien en quittant le terrain. C'est l'Italie aussi. La même Italie qui a fait boire de l'huile de ricin à ma mère jusqu'à la faire crever ou presque parce qu'elle faisait la grève. Ça s'est passé tout près d'ici d'ailleurs, j'irai y faire un tour pendant les Jeux, tant pis pour le skeleton.