Le lundi 13 février 2006


Le bal de Beckie
Pierre Foglia, La Presse, Turin

On se les gelait ce matin de bonne heure à Pragelato Plan où débutaient les épreuves de ski de fond, mais le soleil a tout de même fini par inonder la vallée et c'est dans des conditions absolument parfaites que les filles ont pris le départ de l'épreuve de poursuite, une parcours de 2,5 km à flanc de montagne à parcourir six fois. Trois fois en style classique, trois fois en style libre.

Après avoir donné le tempo pendant presque toute la course, la fondeuse canadienne Beckie Scott a raté la bonne échappée qui s'est décidée à un tour et demi de la fin. Elle a terminé sixième à 17 secondes de la gagnante, l'Estonienne Kristina Smigun. Scott était une des favorites pour remporter cette épreuve dont elle détenait le titre olympique depuis Salt Lake City.

Bon, maintenant qu'on a dit ça, pour quelqu'un comme moi qui ne connaît pas, ou si peu, le ski de fond, la question à se poser est: c'est bien ou c'est pas bien, cette sixième place de Beckie Scott?

Quand elle est arrivée dans la zone mixte où l'attendaient d'abord les gens de la télé, elle avait plutôt l'air satisfaite. Pas très souriante, mais sereine, posée.

«Je suis arrivée ici en pleine forme, physiquement et mentalement. Je me sentais très bien dans la partie classique, j'ai manqué un peu de jambes à la fin dans les montées qui étaient difficiles, c'est un parcours très dur. Je ne suis pas déçue et mes plans ne sont pas changés: une médaille d'or. Il me reste cinq chances.»

Bon, tout va bien, quoi.

Mais Beckie continue son chemin, toujours dans cette zone mixte où l'attendent plus loin les journalistes de la presse écrite et où vient la rejoindre Justin, son mari, un ancien fondeur américain qui est un peu aussi son entraîneur. En l'apercevant, elle craque, se jette dans ses bras, se cache le visage dans son épaule et sanglote. Lui aussi est au bord des larmes. La scène est émouvante et le discours complètement différent.

Ils parlent tous les deux en même temps. Elle est extrêmement déçue, dit le mari. C'est vrai, confirme-t-elle, même si j'avais gagné la médaille d'argent je serais terriblement déçue. J'étais venue pour gagner l'or, c'était ma course.

Permettez un court flashback. Était-ce à Lillehammer ou à Nagano? Beckie Scott avait fini 45e en poursuite, 50e au 30 kilomètres, elle était allée s'asseoir avec sa chum Sara Renner et elle lui avait dit bon, Sara, qu'est-ce qu'on fait?

On devient des ski bums, on a du fun, on ira aux Jeux pareil, on terminera encore 56e mais so what? Ou bien on fait le métier sérieusement. Un, on lâche les programmes de notre fédération qui n'a aucun moyen technique ni financier de nous aider. Deux, on se paie des entraîneurs privés, trois on va s'entraîner en Europe parce que c'est là que ça se passe.

C'est ce qu'elles ont fait: le métier. Sara Renner et Beckie Scott sont des fondeuses professionnelles. Beckie est actuellement troisième au classement de la Coupe du monde, Sara vient de faire une deuxième place à Davos. Mais pour le grand public canadien, Beckie Scott, c'est cette fille qui a gagné une médaille d'or à la suite du déclassement pour dopage des deux Russes qui l'avaient précédée à Salt Lake. Yé! Je veux dire pour le grand public canadien, Beckie Scott, c'est une histoire, pas une championne de ski de fond. De toute façon, c'est quoi, le ski de fond?

Il fallait avoir cela en tête pour comprendre la course de Beckie et Sara ce matin. Ces filles-là s'en allaient au bal. Ça fait longtemps qu'elles dansent. Mais c'est leur premier grand bal. On allait les découvrir enfin. Beckie s'en allait chercher SA médaille d'or, cette fois sans fling-flang. Aucune prétention là-dedans. Le ski de fond n'est pas un sport d'esbroufe. Faut voir les spectateurs monter dans la montagne avec leur sac à dos à huit heures le matin, faut voir les vieux freaks qu'ont l'air de sortir tout droit d'un concert des Grateful Dead, faut voir les parents s'amuser dans les estrades -j'étais derrière ceux de Sara Renner, Barbara et Sepp-, ces gens-là ne marchent pas à l'esbroufe.

Mais revenons à nos jeunes femmes qui s'en vont au bal. Avez-vous vu comment elles étaient fofolles? Comme elles avaient envie de briller? Comme elles étaient imprudentes aussi. Beckie en tête dès le premier tournant. Sara sur ses talons. Beckie en tête au deuxième tour, et au troisième. Quelle prodigalité. À la fin du troisième tour, à la transition en style libre, comme attendu, Sara est décrochée (son truc, c'est le classique). Beckie continue d'imposer son tempo. À la fin du quatrième tour - il en reste deux- elle est toujours en tête d'un peloton d'une dizaine de fondeuses dont ont disparu plusieurs favorites, notamment la Norvégienne Marit Bjorgen et la Russe Tchepalova.

C'est au moment où tout semblait se mettre en place pour sa victoire que Beckie a cassé. J'entends l'annonceur: la Canadienne Scott est distancée, l'annonceur ajoutant avec à-propos: si elle ne recolle pas tout de suite, il sera trop tard.

Il était trop tard. La cassure nette. La course jouée. C'est fou ce que ça ressemble au vélo, ce sport-là.

Je n'avais plus de jambes dans la montée, a dit Beckie.

Si c'était du vélo et si j'étais son coach, je lui aurais répondu bête de même: t'avais plus de jambes? C'était à toi de les garder, nounoune.

Si c'était du vélo, on dirait de Beckie qu'elle a couru comme une chèvre. Qu'elle n'avait pas à se montrer comme ça pendant les trois quarts de la course en tête du peloton. C'était à elle d'en garder «sous la pédale» pour le final.

Mais comme je vous disais, elle s'en allait au bal. Et peut-on empêcher une fille qui va au bal de se montrer?

Le bilinguisme

La route commence à s'élever à Perosa Argentina. C'est là qu'elle se glisse dans la vallée au-dessus d'un torrent appelé le Chisone. C'est la route de Sestrières et Briançon que j'ai faite 20 fois avec le Tour de France. Pragelato est dix kilomètres avant Sestrières. C'est à Pragelato que la vallée est la plus étroite, on est dans un goulot très resserré, un peu sombre. C'est pour ça que ça prend deux heures de Turin. C'est le dernier 30 kilomètres qui est interminable, les autobus ne se croisent pas vite dans les épingles à cheveux. Je n'ose pas imaginer une tempête de neige sur cette route-là pendant les Jeux...

Vous vous rappelez? Je vous avais dit que ce serait un gentil bordel. C'est exactement ça. Y'a toujours moyen de moyenner, mais faut discutailler, faire des simagrées, se fâcher un petit peu. Et finalement, ça s'arrange. Mais c'est un peu épuisant.

Je suis monté à Pragelato avec des photographes de tous les pays qui parlaient, en anglais, de l'Italie et des Italiens. Enfin, ce qu'ils en ont compris en cinq ou six jours. Des horreurs que je ne répéterai pas. Je dormais pis je me disais, c'est pas vrai, je rêve. Cela me rappelait quand j'étais petit, à l'école. Italiens bons à rien. Plus vieux, je suis allé quelques fois en Italie avec mes blondes et c'était le contraire, les Italiens disaient des naiseries qu'ils pensaient que je ne comprenais pas. Finalement, le problème c'est pas la xénophobie, c'est le bilinguisme.

Pendant la course, j'étais assis à côté de Jacob, un jeune homme de Toronto qui est actuellement à l'école à Lausanne. Il a payé son billet 70 euros. C'est pas trop cher, je lui dis. Pour moi si, a-t-il protesté. Plus le train jusqu'à Briançon, puis l'autobus jusqu'ici.

Vous êtes venu voir gagner Beckie?
Je suis venu voir du ski de fond.
Je peux vous poser une question indiscrète? Êtes-vous déjà allé voir un Grand Prix automobile?
Non!
J'en étais sûr.

Alors résumons, Beckie sixième, Sara Renner 16e à une minute, Sara qui était satisfaite de sa course, surtout la première moitié alors qu'elle caracolait en tête. Milaine Thériault très loin à six minutes et une autre Canadienne encore plus loin. Chez les hommes, victoire russe, le premier Canadien, George Grey, est 26e à deux minutes. Et vous n'imaginez pas tout ce qu'il faut faire pendant quatre ans pour se classer 26e dans ce sport-là.

Serez-vous aux Jeux de Vancouver? a demandé un confrère à Beckie Scott.

Dieu que ce n'était pas le moment.