Le mercredi 15 février 2006


La Saint-Valentin à Pattemouches
Pierre Foglia, La Presse, Turin

Retenez ce nom: Bjoemar Haakonsmoen. Ce n'est pas un exercice de diction. Ce n'est même pas pour lui dire merci. Ce qu'il a fait, c'est rien, c'est normal. Le ski de fond, c'est un sport comme ça. La notion de compétition passe après la notion de fair-play.

En plein milieu de cette curieuse course -le sprint par équipes- Sara Renner casse son bâton. Quatre filles étaient en tête à ce moment-là. La Suédoise, la Finlandaise, la Norvégienne et Sara Renner qui menait. Clac, le bâton. Elle est aussitôt larguée. Forcément. Les filles vont à 25 km/h à peu près. Comme lorsque tu fais une crevaison à vélo, les autres s'en vont.

Si quelqu'un ne donne pas immédiatement un bâton à Sara Renner, c'est fini. Oubliez ça, le Canada.

Du bord de la piste où il suivait la course, Bjoemar Haakonsmoen tend un bâton à Sara. Comme son nom l'indique, Bjoemar est norvégien. Un des directeurs techniques de la fédération norvégienne de ski. Je viens de vous dire qu'il y avait quatre filles en tête, une Canadienne, une Finlandaise, une Suédoise et... une Norvégienne. Il n'y a que trois places sur un podium. Autrement dit, si Bjoemar Machin avait laissé sécher Sara, il assurait du même coup une médaille à la Norvège.

Il n'y a même pas pensé. Le ski de fond n'est pas un sport de petits calculs cheap.

Bjoemar donne son bâton à Sara. Un bâton d'homme, un bâton de Viking trop grand pour la petite Canadienne. Merci quand même. Au lieu de perdre 15, 20 secondes, Sara n'en concédera que deux. Deux secondes que Beckie Scott reprendra brillamment au relais suivant. Mais ouf, on était passé tout près d'une autre déconvenue canadienne.

Beckie Scott et Sara Renner ont remporté hier la médaille d'argent du sprint par équipes, une médaille qui vaut de l'or en ceci qu'elle couronne 10 ans de complicité. Beckie pourrait en gagner une ou deux autres à ces Jeux. Sara, c'est moins sûr. Ce sera sa médaille «avec Beckie», la médaille de l'amitié.

Une autre journée idéale à Pragelato. Vous ai-je dit qu'en fait, ce n'était pas Pragelato? Les pistes de ski ont été tracées au lieu-dit de Pattemouches. Écoute! La Saint-Valentin à Pattemouches. Un ciel tout bleu. Du soleil. Et deux amours de filles.

Le Canada ne pouvait espérer deux plus belles fiancées pour passer la Saint-Valentin. Sara la blonde à frisettes, Beckie la brune, deux ans plus vieille, qui a presque dit que ce seraient ses derniers Jeux. Qui l'a dit en tout cas à Sara avant la demi-finale: Tu sais, c'est sans doute notre dernier sprint ensemble. Ça fait longtemps que ces deux-là se côtoient et s'apprécient. Belle façon de se dire adieu. Cette médaille d'argent, bien sûr, mais aussi, mine de rien, pendant toute la course, sur le grand tableau face aux tribunes -à la face du monde, s'il est permis d'exagérer un peu- le mot Canada accolé à celui de la Finlande, de la Norvège et de la Suède.

Le Canada enfin un pays nordique comme ceux-là, enfin un pays de ski de fond par la grâce de ces jeunes femmes qu'il faudra envoyer dans les écoles pour dire aux enfants le plaisir du sport. Pas la morale. Pas la santé. Le plaisir. Et le métier. Parce que c'est aussi un métier. Et parfois une oeuvre. Ce qu'ont fait Sara et Beckie, hier à Pragelato, c'est bien sûr une performance, mais c'est surtout une oeuvre qu'elles ont mis 10 ans à façonner.

Revenons à la fin de la course. Beckie clôt de belle façon l'incident du bâton et Sara fera un superbe troisième relais pour permettre à Beckie de s'élancer en tête pour le finish. Avec 400 mètres à faire, la Suédoise Lina Andersson débordera Beckie pour lui souffler la médaille d'or. La victoire des Suédoises, meneuses des sprints dans la Coupe du monde, était attendue.

Sprint? Vraiment? Curieuse appellation. Dans n'importe quel autre sport, 1,1 kilomètre, c'est du demi-fond. À plus forte raison, trois fois 1,1 kilomètre, six fois avec la demi-finale... D'ailleurs, je n'ai pas vu de sprinteuses là, pas de grosses cuisses, pas de gros bras, pas de grandes gueules, pas de bullshit. Des échalas. Discrètes. Un petit tour et puis s'en vont. Sport d'émotion, sans éclat, sans tralala.

Je regardais Sara et Beckie répondre aux journalistes, rayonnantes bien sûr, pourtant retenues. C'était voulu: on s'est promis de ne pas délirer, nous ont-elles dit. Le plus excité était peut-être Justin, le mari américain de Beckie, qui freakait rétrospectivement: «Quand j'ai vu que Sara avait cassé son bâton, j'ai dit oh non, pas ici, pas maintenant.»

Ça casse souvent, des bâtons en compétition?

Dans toute l'année, elles ont dû en casser deux en compétition.
Sans ce bâton cassé, sans les efforts pour boucher le trou, Beckie aurait-elle battu la Suédoise dans le sprint final?
On ne peut pas dire ça, a refusé de s'embarquer Dave Wood, entraîneur-chef de l'équipe canadienne.

Le ski de fond est un sport comme ça. Tu ne dis pas: si je n'avais pas cassé mon bâton j'aurais gagné. Tu ne le penses même pas.

En passant, les Norvégiennes ont fini quatrièmes.

Et, petite correction de dernière minute, il y a une exception au fair-play en ski de fond: un Suédois n'aidera pas un Norvégien qui a cassé son bâton. Et vice-versa. Les Norvégiens faisaient d'ailleurs beaucoup la gueule, hier à Pattemouches: les Suédois les ont plantés deux fois.