Le vendredi 17 février 2006


Erreur technique
Pierre Foglia, La Presse, Turin

Il ne faut pas faire toute une histoire de la disqualification de Beckie Scott, hier à Pragelato. Elle a seulement bifurqué au mauvais endroit. Si elle avait été en tête à ce moment-là, je vous ferais un dessin, mais elle était 30e, à près de trois minutes des meneuses et problablement qu'une petite voix dans sa tête lui a soufflé: prends la sortie, Beckie, de toute façon t'es déjà sortie de la course.

Mais pourquoi donc était-elle 30e à trois minutes des meneuses?

L'histoire de ce 10 kilomètres contre la montre (en style classique), c'est d'abord une histoire de pluie. On est en haute montagne (à 1500 mètres), à la mi-février, il devrait neiger à plein ciel, mais il pleut à boire debout. Je croise Dave Wood, l'entraîneur en chef de l'équipe canadienne qui se rendait à la ligne de départ: Épouvantable, non? Tout est sous contrôle, me répond-il avec un grand sourire.

Mais la neige?
La neige est constante, me répond-il. S'il neigeait, ce serait plus embêtant mais la pluie, pas de problème.

Pourtant, la première chose que nous dira Beckie Scott dans la zone mixte après sa course: Je n'avais ni les bons skis ni la bonne cire.

Oups. Toute une jambette à l'équipe technique. L'équipe canadienne de ski de fond emploie six farteurs placés sous la direction d'Yves Bilodeau, ancien fondeur lui-même. Ce sont eux qui choisissent les skis, qui décident pour la cire. Ils essaient même le parcours. Plus qu'une science (maintenant numérisée), le fartage relève un peu de la sorcellerie, le farteur doit «lire» la neige presque à la manière d'un sourcier. Les farteurs ont leur spécialité: il y a celui qui s'occupe du fond, et celui qui s'occupe du kik, de la touche finale, etc.

Je tiens de bonne source, comme on dit, qu'hier matin donc, c'est Laurent Roux -un autre de la gang de Saint-Ferréol-les-Neiges et ex-entraîneur en chef de l'équipe canadienne- qui s'est occupé du kik des skis de Sara Renner, d'Ammanda Amar et de Milaine Thériault. Mais pas des skis de Beckie Scott.

Or, Sara Renner volait littéralement sur la piste. Elle a mené la course jusqu'à mi-parcours, pour baisser nettement de régime par la suite et terminer huitième. Une très honorable performance. Et rien à redire de son fartage ni de ses skis.

Dès lors, la question s'imposait: Beckie, avez-vous eu le même farteur que Sara?
Non! Un non plutôt sec pour une jeune fille habituellement si douce. On sentait qu'elle se retenait de dire des bêtises. On sentait que ça allait chauffer tantôt dans la roulotte de fartage.

Locomotive de l'équipe canadienne de ski de fond, Beckie Scott dicte, légitimement, ses exigences. Par exemple, elle souhaitait que ses skis norvégiens -des Madshus- soient fartés par un technicien de l'usine Madshus. Cela ne s'est pas fait. Ma source -toujours la même- ne sait pas pourquoi. Il y a 10 jours, à Davos, en Suisse, Sara Renner a terminé deuxième d'un 10 kilomètres classique comme celui d'hier. Skis fartés par Laurent Roux. Beckie a demandé à ce que ce soit Laurent Roux qui s'occupe du kik de ses skis dorénavant.

Le message ne s'est pas rendu. Le message ne s'est pas rendu parce que, m'explique ma source, comme dans toutes les familles, même les plus unies, celle du ski de fond a ses bibittes, ses zones d'ombre, ses petits problèmes de communication.

Qui a farté les skis de Beckie?
Pas important, me dit ma source. Mais ce n'est pas Laurent Roux.

Et Yves Bilodeau là-dedans? Yves supervise, c'est tout. Il ne savait pas que Beckie voulait Laurent Roux. Beckie n'était pas défâchée quand elle a croisé le chef technicien après la course: Faut qu'on se parle, mais ce ne serait pas une bonne idée maintenant, lui a-t-elle dit.

Je te reçois cinq sur cinq, lui a répondu Bilodeau.

Les choses en sont là.

De sa course elle-même, Beckie ne dira pas grand-chose: Au premier chrono intermédiaire, à 2,6 km, j'avais déjà 20 secondes de retard, quelque chose n'allait pas, c'est clair. J'ai compris que la suite serait encore plus difficile. Elle met sur le compte de la déconcentration la sortie de piste qui lui a valu d'être disqualifiée.

Sara, de son côté, expliquera que son départ canon, c'est sa signature. Elle doit se lancer à fond dès le départ pour empoigner la course et en garder le contrôle le plus longtemps possible: J'ai cassé dans la dernière montée qui est vraiment difficile. Je n'ai aucun regret.

Ce 10 km a été enlevé par Kristina Smigun, la même Estonienne qui avait déjà gagné la poursuite de 15 km. Elle ne sort pas de nulle part, 14e au classement général de la Coupe du monde, mais disons qu'il s'en trouve pour l'appeler avec l'air d'en dire plus qu'ils n'en disent: l'Estonienne très estonnante. Elle a devancé hier trois Norvégiennes.

JAQUELINE - Je venais de quitter Beckie Scott qui fulminait (intérieurement) contre les farteurs canadiens (et sans le nommer contre leur chef, Yves Bilodeau), je tombe sur Radio-Canada, Marc Durand en train d'interviewer la reine de Pragelato et son mari, j'ai nommé Jaqueline Mourao et Guido Visser. C'est Guido qui parle et qui dit à la caméra: Je remercie Yves Bilodeau, le farteur en chef de l'équipe canadienne, pour l'aide qu'il nous a apportée!

Pourquoi la reine de Pragelato? Parce que c'est un amour. D'habitude, ce genre de fille m'énarve. Arrête Berthe, t'en fais trop. Elle, je fonds. Elle aime tellement la vie, les gens, la neige, le vélo, les lapins, les frites, le Brésil, Guido, la samba et le brocoli, je suis sûr que cette fille-là adore le brocoli. Bref à sa sixième compétition à vie en ski de fond -j'ai écrit quatre l'autre jour mais c'est six-, elle complète le 10 kilomètres olympique à la 67e place (sur 70), avec le sourire. Passée la ligne, les filles se jettent à terre à genoux dans la neige, vomissent leurs tripes, Jaqueline tout sourire faisait bye bye à Guido et lui crie: Je suis pas tombée lalalère. Et je suis pas la dernière lalalère. Ça prend de la santé.

TOUT ÇA POUR RIEN - Dans l'autobus qui nous redescendait de Pragelato, cette remarque d'un confrère canadien: On est monté pour rien. Comprenez: elles n'ont pas gagné. Ben voyez, moi qui passe pour grognon, c'est le genre de journée que j'aime. Je me suis levé à 5h30. J'ai embarqué sur mon petit vélo de fille pour descendre dans le Lingotto où se trouvent le centre de presse et le terminus des autobus pour les sites olympiques. Turin plongé dans la brume. Ce n'est plus Turin. C'est une région de ma mémoire, c'est il y a longtemps. Quand je roule en vélo, dans une ville, le matin et qu'il y a de la brume, c'est Pékin. Hier matin, j'étais un vieux Chinois qui s'en allait travailler en écoutant, sur son iPod, When the rain came down on the 59th street. Ça n'a pas de sens? OK, on essaie ça alors: un vieil Italien immigré au Canada qui retourne en Italie pour aller au ski de fond à 5h30 du matin en vélo dans la brume? Ça a plus de sens, vous trouvez?

Je descends la rue Saluzzo jusqu'au bout. Les cafés commencent à ouvrir. Les boulangeries aussi. Il y a du givre sur le toit des autos. Encore deux ou trois kilomètres. J'attache mon vélo à une grille. L'autobus de 6h30. Fait chaud dedans. Le chauffeur s'appelle Umberto. Je m'assois sur le siège tout en avant. Il me demande s'il peut fumer. Tu parles, chose.

Il s'appelle Umberto. Quand ce n'est pas les Jeux, il conduit des touristes dans toute l'Europe. Il adore sa job. Il connaît toute l'Europe. Il préfère les pays scandinaves. Et le Canada, c'est beau? il me demande.

Ça dépend. Là où j'habite, c'est magnifique. Trente kilomètres plus loin, c'est dégueulasse. Et encore 60 kilomètres plus loin, c'est la plus belle ville du monde.

Québec, il me dit.
Ben non, Umberto, pas Québec. Québec est sottement joli. Montréal, c'est autre chose.

Je suis redescendu de la montagne au début de l'après-midi. Je suis reparti en vélo, par la même rue Saluzzo en sens interdit. Au coin de ma rue, il y avait les deux mêmes putes que d'habitude. Celle au manteau de fourrure et une plus grande qui pourrait passer pour un travelo. Sont plutôt vieilles pour faire ce métier là -entre 40 et 50. Une autre version de la mamma? Mais c'est peut-être tout simplement des vieilles putes. C'est pas si rare. J'en connais plein.

COURRIER - Il me semble que vous êtes tellement content de tremper dans l'italien qu'on va finir les Jeux avec un texte en piémontais. N'essayez pas de dire le contraire, je vous vois rosir des joues d'ici, comme une gamine à qui l'on dit de remonter sa strap de brassière. (Alain B)