Le samedi 18 février 2006


Un inconnu dans la rue
Pierre Foglia, La Presse, Turin

C’était hier soir, je marchais rue Lagrange et je vois arriver ce grande affaire-là avec son blouson Canada. En passant à côté, je lui lance gentiment: Allô Canada. Le grand type s'arrête. Il me fait signe qu'il veut manger. Restaurant? Où? Il parle anglais.

Je lui dis: Tu sais, il est juste sept heures, c'est trop tôt pour aller au resto ici, surtout un vendredi soir. Me vient en tête un truc pas loin, piazza Carlo Felice, ça s'appelle Brek. C'est une chaîne, mais c'est très bon, pas cher, la formule cafétéria.

Il me raconte que sa famille l'attend dans un café voisin. Ils y sont entrés pensant qu'ils pourraient souper là, mais c'était juste l'apéro et des petites bouchées de rien. Il a l'air un peu perdu, je lui propose de lui montrer ce resto. Tu reviendras chercher ta famille après. Il me prend pour un Turinois et je ne le détrompe pas. On cause. Il me demande ce que je fais dans la vie.

- Je suis imprimeur.
- Et toi?
- Je joue au hockey.

J'allume pas. Jouer au hockey, jouer au hockey, c'est pas un métier. T'es marié?

- Oui, j'ai deux enfants. Deux petites filles, une de trois mois et une de deux ans et demi. Elles sont au café avec ma femme et mes parents.

Conversation amicale entre deux inconnus dans la rue. À un moment donné, j'ai failli tomber sur le cul, il me dit: tu parles drôlement bien anglais. C'est la première fois de ma vie que quelqu'un me dit que je parle bien anglais. Je lui demande d'où il vient au Canada.
- D'Edmonton.
- Qu'est-ce que tu fais à Edmonton?
- J'te l'ai dit, je joue au hockey.
Et là j'alllume. Pour les Oilers d'Edmonton? T'es dans l'Équipe Canada? C'est quoi ton nom?
- Ryan Smyth.
Ça me dit rien. Ça l'amuse que ça me dise rien. Ça le repose, sûrement. Et là j'ai le flash: t'es millionnaire!
- Pis?
- Ben je t'envoie manger dans une cafétéria. Je te vois pas avec un plateau.
Je ne sais pas s'il y est finalement allé. Renseignement pris, ce Ryan Smyth, c'est pas n'importe qui. On l'appelle «Capitaine Canada», même si le vrai capitaine c'est Sakic. Deux cents buts, un super joueur, intense, bref, c'est pas n'importe qui.

Mais pour moi, si. Un inconnu dans la rue.

À PLEURER- Je suis sûr que vous ne connaissez pas Camillo Benso comte de Cavour? Moi pas tellement non plus, mais assez pour vous dire qu'il a présidé à l'unification de l'Italie et qu'il est né et mort dans un magnifique palais qu'avait fait construire son grand-père en 1729 par un des maîtres du baroque piémontais. Ce palais existe toujours, rue Cavour bien sûr. Les appartements sont splendides, les escaliers impériaux, les boiseries, les marbres, les rampes d'escaliers, les plafonds sculptés, un palais vous dis-je, un des plus remarquables de Turin.

Qui pensez-vous a loué les somptueux appartements du comte de Cavour, pour la durée des Jeux?

Le Comité olympique canadien, pour y installer La Maison olympique du Canada, où, à chaque Jeux olympiques, sont reçus les Canadiens de passage, les athlètes et leur famille.

Je dis bravo. Quelle bonne idée de louer un palais. Je ne sais pas combien ça a coûté, mais on s'en fout, bravo.

Sauf que! Misère de misère! C'est à pleurer.

T'es dans le pays du café et ils servent à leurs visiteurs du café McDonald dans des tasses en carton. Il servent aussi du pop-corn en boîte. T'es dans le pays du chocolat, mais eux proposent les kisses de Hershey. T'es dans la chambre du comte de Cavour et tu bois du café McDo dans des tasses en carton, tu manges du pop corn dégueu et, j'oubliais, tu bois du vin de Niagara, Ontario. On est au pays des barolo, des barbaresco, des gattinara, et t'amènes ton vin de Niagara comme si tu t'en allais manger chez le Grec. Madona Santa, comme disait ma mère.

Cette bande de ploucs se sont installés dans ce joyau comme si c'était un hangar à la foire agricole de Flin-Flon, Manitoba.

LA VIE À DEUX - À la maison, à Frelighsburg, c'est moi le journaliste et c'est ma fiancée qui fait les courses. Ici, à l'appartement à Turin, c'est moi qui fais les courses et c'est Marie la journaliste. Elle a rendez-vous avec le maire de Turin, elle a rendez-vous avec un monsieur de la sécurité, avec une madame de l'environnement, je veux bien que vous soyez toujours partie, Marie, mais c'est qui va faire les courses?

Elle m'a donné sa liste: du yogourt, des bananes, du truc pour laver la vaisselle, du lait, des oranges, de la salade, du pain. Si ça me dérange? Pas une seconde. J'aime bien mieux aller déconner avec les marchands au marché de la piazza Madama Cristina que d'aller rencontrer le maire de Turin, même s'il a une bonne tête, même si c'est un homme de gauche.

J'ai acheté tout ce qu'elle a écrit, et aussi de la viande pour me faire un tartare, et du Murazzano (un fromage coulant) pour manger avec des patates à l'eau. J'ai même acheté des fleurs. Des modestes mimosas. Elle m'a dit qu'elles avaient un petit look japonais.

J'ai fait mon lavage et quand elle est rentrée je l'ai avertie: je vous interdis d'aller sur le balcon, j'ai étendu mes dessous.

Ah ah! Vous ne voulez pas que je vois vos strings en léopard?

Une petite comique. Et pas pire aux fourneaux. L'autre soir, elle a fait un saumon aux poireaux et fenouil frais qu'était très bien.

Le concierge m'a demandé si c'était ma fille. Non, mais ça me dérangerait pas. J'aurais pas honte. Sauf pour le fromage. Qu'est-ce qu'elle est nulle fromage. Gorgonzola, Torta, Taleggio, Murazzano, Robiola, ne connaît rien aux fromages, ne goûte à aucun. Moi je dis qu'une fille qu'aime pas le Gorgonzola, c'est un peu comme un tournevis qu'aurait pas de manche. Qu'est-ce que tu veux faire avec ça?

FOUS DE FOOT - À trois coins de rue de l'entrée du village olympique, via Filadelfia, un terrain vague où achèvent de s'affaler d'anciennes tribunes: le vieux stade de foot du Toro. En face, le bar Sweet. Je m'y suis arrêté prendre un café.

- Et puis, les Jeux?
- Quels jeux? Milan-Turin-Gênes.
- Les Jeux olympiques.
Le garçon a écarté les bras, les paumes des mains tournées vers le haut, ce qui veut dire en italien mimé: parle-moi pas si c'est pour dire des niaiseries.

Un client s'est mis en devoir de m'expliquer: ici, monsieur, vous êtes dans un sanctuaire. Ici, monsieur, on parle de...
- De foot, je l'interromps.
- Non monsieur, ici on parle du Toro.

Il me traîne à la porte, me montre le stade en face, et la colline là-bas, la colline de Superga où s'est écrasé l'avion qui ramenait l'équipe du Toro en 1949.
- Mais le Toro aujourd'hui n'est plus rien, en deuxième division...
- Il va revenir, monsieur.
- Et la Juve?
- La Juve est l'équipe de la Fiat, le Toro est l'équipe des ouvriers de la Fiat.

J'aurais pu passer la journée à parler soccer, de la Coupe du monde qui s'en vient, mais les Jeux, qu'est-ce que vous voulez qu'on vous dise des Jeux monsieur? Vous appelez ça du sport des gens qui jouent au bocce (au boules) sur la glace avec des pierres?

Vous croyez que le hockey prend beaucoup de place dans la vie des Canadiens? Le soccer prend beaucoup beaucoup plus de place dans la vie quotidienne des Italiens. Le foot raconte l'Italie, son industrialisation: le triangle Milan-Turin-Gênes; sa politique: de la montée du fascisme, de Mussolini qui a largement utilisé le soccer comme moyen de propagande à Berlusconi qui était propriétaire du Milan AC.

Mercredi soir, la RAI.2 a coupé net son reportage sur les Jeux pour le match de foot Rome-Bruges en direct. Archi plate d'ailleurs. Les Romains ont gagné à l'italienne. Le foot italien, et c'est un paradoxe que j'aimerais bien creuser une de ces fois, le foot italien est drabe, utilitaire, pusillanime, et n'a finalement aucun rapport avec ce pays de la fantaisie, du design, du baroque, du coup de tête. Comme si les Italiens prenaient le soccer beaucoup trop au sérieux, et la vie pas assez.

HOLÀ COWBOY! - Le journal L'Équipe rapporte dans une édition récente que notre cher cowboy Dick Pound, ci-devant président de l'Agence mondiale antidopage, s'étonne du nombre élevé d'athlètes présents aux Jeux olympiques de Turin avec des taux hématocrite ou hémoglobine trop élevés, et souhaiterait qu'à l'avenir leurs cas soient traités comme du dopage.

Holà! Et pourquoi pas les envoyer directement au bûcher?

Rappelons que ces contrôles hématocrite et hémoglobine ne sont pas des tests de dopage. Les athlètes qui dépassent les normes sont déclarés inaptes à performer pour leur propre sécurité. S'il est vrai qu'un haut taux d'hématocrite ou d'hémoglobine atteste souvent d'une pratique dopante, il est tout aussi vrai qu'un certain nombre d'athlètes affichent des taux élevés d'hématocrite et d'hémoglobine naturellement.

Avec la méthode Dick Pound, Sean Crooks, le fondeur canadien qui a été déclaré inapte en même temps qu'une douzaine d'autres à la suite d'un contrôle de la Fédération internationale de ski, Sean Crooks serait actuellement suspendu pour dopage. Or, vous ne trouverez personne dans l'équipe canadienne de ski de fond, ni dans le milieu du ski de fond, pour croire que Sean Crooks est dopé. Il est de notoriété publique que Crooks est un cas naturel d'albumine élevé, que lors des contrôles «maison», c'est une fois oui, une fois non, et cela depuis des années. De plus, si Crooks se dopait depuis des années, il ne serait peut-être pas 58e au classement de la Coupe du monde.

Notre intempestif cowboy fait une pas pire job quand on le juge sur l'ensemble de son oeuvre, mais il lui arrive assez souvent de déconner dans les grandes largeurs. Or, ce dont ont le plus besoin l'AMA et Pound, pour répondre aux charges des puissants Lance Armstrong et autres Hamilton, c'est bien de crédibilité.