Le jeudi 23 février 2006


La reine de Turin
Pierre Foglia, La Presse, Turin

Sonnez trompettes. Deux médailles d'or la même journée. Ces deux mots - médaille d'or - qui rendent si heureux le Canada, deux fois! Deux médailles d'or et aucune en skeleton. Je veux dire pas des médailles en chocolat recouvertes d'un petit papier doré. Du solide. Cindy Klassen au 1500 mètres longue piste. Chandra Crawford en ski de fond. Des sports de grande tradition. Du pur bonheur.

Vous savez comme je me soucie des médailles? Je vous dis pareil que ce 22 février 2006 restera comme une date importante dans l'histoire du sport canadien. Les athlètes qui se sont illustrées hier sont véritablement issues du système canadien, ça, c'est nouveau. Autre remarque, pas du tout innocente, quatre médailles canadiennes hier, deux or, deux argent, toutes à des filles. Les cinq médailles d'or canadiennes de ces jeux sont féminines. Et plus de la moitié des autres. On y reviendra.

Commençons par le patinage. Une soirée glorieuse pour le Canada hier soir à l'Oval Lingotto, avec un doublé, l'argent pour Kristina Groves, l'or pour Cindy Klassen, sa quatrième médaille des Jeux, ce qui en fait la reine de Turin, rien de moins.

Vous savez un peu comment ça marche, le patin? Les patineurs se présentent deux par deux sur la piste, les meilleurs à la fin. Les couples sont formés par tirage au sort (en s'arrangeant tout de même pour que les plus rapides se retrouvent entre eux). Hier soir, pour cette finale du 1500, le hasard a voulu que Cindy Klassen soit pairée à l'Allemande Anni Friesenger.

Cindy Klassen et Friesenger, à elles deux, ont battu cinq fois le record du monde du 1500 mètres l'an dernier. C'est vous dire que le hasard ne pouvait mieux tomber en les couplant pour ce sommet olympique.

Comme en athlétisme, 1500 mètres c'est quatre tours de piste, le premier amputé de 100 mètres. Partie plus rapidement, l'Allemande est passée légèrement en tête au premier tour. Ça c'est joué dans le deuxième tour, à la sortie du tournant. Klassen est revenue au niveau de l'Allemande et l'a clenchée. C'est plus complexe que ça parce que les patineuses doivent changer de couloir à chaque tour, mais je vous ferai un dessin une autre fois, ce qui était beau hier soir, c'est qu'on a clairement vu le point de rupture. On voit souvent ça dans le sport, c'est toujours très poignant, on voit souvent, mais rarement aussi limpidement. C'est comme si j'avais été dans la tête de l'Allemande, je l'ai entendu penser que c'était fini, qu'elle était battue. Klassen l'a remontée, puis dépassée et, en un quart de seconde, l'Allemande a cassé. Ses cuisses se sont mises à brûler d'une montée d'acide lactique. C'était tout noir dans sa tête. Comme un K.O. à la boxe.

Si moi je l'ai vu, imaginez Klassen! Klassen ne l'a pas seulement vu, elle l'a senti, l'a vécu dans une formidable poussée d'adrénaline.

«Je savais qu'elle ne reviendrait pas, je savais ce qu'elle ressentait, on s'en était parlé avec mes entraîneurs, si elle passait en tête au premier passage c'est qu'elle était partie trop vite, il me restait à la remonter, et elle craquerait.»

Bien sûr, Cindy en a remis une couche. Elle a littéralement jetée l'Allemande en bas du podium... Ce podium sur lequel il y avait déjà une autre Canadienne, Kristina Groves. En écoeurant le plus possible l'Allemande, Klassen protégeait la médaille de Groves qui lui doit donc la moitié de sa médaille d'argent.

Curieuse fille, cette Klassen. Une athlète professionnelle. Entièrement absorbée par la pratique quotidienne de son sport. «Je prends acte de ces médailles, de ces honneurs, je les reçois bien sûr avec joie, mais l'important pour moi reste la pratique quotidienne du sport. Mon plaisir, c'est celui que je prends à m'entraîner, à améliorer ma technique, à soigner tous les détails, quand le brouhaha de la fête se sera tu, quand tout sera redevenu normal, je vais retrouver l'essentiel, la pratique de ce sport qui m'habite totalement.» Je n'ai pu m'empêcher de penser à la kayakiste Caroline Brunet, même passion simple. Bonjour Caroline!

Peut-être que toutes ces médailles passent par-dessus la tête de Cindy Klassen, n'empêche que si vous comptez bien, la médaille de bronze au 3000 mètres, la médaille d'argent du 1000 mètres, la médaille d'argent de la poursuite, la médaille d'or du 1500, et la moitié de la médaille d'argent de Groves de ce même 1500, ça fait quatre médailles et demie.

Comme disait mon aimable collègue Serge Touchette (du Journal de Montréal) dans l'entrée de l'Oval Lingotto: c'est des médailles en tabarnak. Mais prière de ne pas traduire à Cindy Klassen qui est très religieuse. Des proches qui la côtoient dans l'équipe m'ont rapporté qu'elle remerciait souvent Dieu de l'avoir faite patineuse.

Une première? me demandez-vous. Sûrement. Je ne me souviens pas d'un ou d'une athlète canadienne qui ait remporté quatre médailles à des Jeux. Ce qui est sûr, c'est que Klassen sera l'athlète la plus médaillée de Turin, et il lui reste le 5000 samedi pour ajouter à sa gloire.

Étonnamment peu de spectateurs canadiens à l'Oval hier pour le meilleur résultat à vie d'une athlète dans l'histoire de l'olympisme canadien. Ils devaient tous être au match de hockey. Pas de Canadiens, mais l'habituelle foule des Néerlandais avec leur sympathique fanfare. Le patinage de vitesse longue piste est vraiment l'affaire des Néerlandais, ils connaissent les noms de patineurs québécois dont vous n'avez vous-même jamais entendu parler. Ils connaissent Cindy Klassen depuis des années.

Vous depuis ce matin.