Le samedi 25 février 2006


Le français: game over
Pierre Foglia, La Presse, Turin

Avec tous les cafés extraordinaires qu'il y a ici, j'ai réussi à entraîner madame Lise Bissonnette dans le plus nul des cafés de Turin. On en est ressorti aussitôt pour atterrir, trois portes plus loin, dans un autre tout aussi déprimant où nous avons été servis par un garçon moins qu'aimable. J'en ai perdu mon peu d'italien. Madame Bissonnette voulait une brioche au chocolat, comment dit-on brioche, déjà, j'ai essayé dolce, torta, croissant, et il lui a apporté un croissant ce con. Finalement brioche en italien, c'est brioche. Voilà.

Si on va bientôt entrer dans le vif du sujet? Peut-être pas, peut-être même qu'on n'y entrera pas du tout. C'est la deuxième fois que je rencontre Mme Bissonnette. Je la connais pour l'avoir lue, je la connais pour l'intelligence du propos, bien sûr, mais surtout pour cette efficacité stylistique, cet éclairage des choses que je ne retrouve aujourd'hui que chez mon collègue Yves Boisvert (et parfois chez Franco Nuovo, mais moins souvent). Je disais donc que, lorsque je la lisais, j'étais tout à elle, mais qu'en sa présence, je suis grandement distrait par sa personne. Je me perds dans des détails sans intérêt- son nez brillait un peu- je me pose des questions futiles, était-ce une première de classe? Préférait-elle les Beatles aux Stones? Je suis à peu près certain qu'elle préfère Joyce à Proust mais a-t-elle lu David Goodis? Trouve-t-elle que le gorgonzola pue? Elle aime les choses en ordre, je suis certain de cela, mais est-elle du genre à les ranger elle-même? Et, j'insiste bêtement, pourquoi son nez brillait-il un peu?

Pendant ce temps-là, elle continue de causer. Bien sûr que je sais de quoi elle parle, peut-être même que je le sais plus qu'elle. Je couvre les Jeux depuis Mexico en 1968, alors tu parles si j'ai vu la langue française passer de langue officielle des Jeux- c'est dans la charte olympique- à pas grand-chose. Même qu'à Athènes, en 2004, la langue française a été carrément traitée comme une nuisance.

Mme Bissonnette est à Turin pour faire rapport au secrétaire général de la Francophonie sur la place du français à ces Jeux. Elle peut déjà témoigner que Turin parle beaucoup plus français que ne l'a parlé Athènes, et sans s'engager pour Pékin- elle est aussi bien!- elle peut aussi avancer sans risque de se tromper que Vancouver sera encore plus bilingue que Turin, puisque le français y sera deux fois officiel, par la charte olympique et par la loi canadienne.

Mme Bissonnette fait enquête avec la rigueur qu'on lui connaît. Elle est allée sur tous les sites, a noté que le ski était plus franco que les sports de glace, a posé des questions embarrassantes, pourquoi le slogan des Jeux- Passion lives here- n'était pas en italien, pourquoi les résultats et les listes de départs sont unilingues anglais. Néanmoins, le sentiment qui sous-tend son enquête est que le mouvement olympique veut garder le français.

Qu'elle me permette d'en douter. S'il tenait tant que cela au français, c'est le CIO qui l'aurait chargée de cette enquête, pas le secrétariat de la Francophonie. S'il tenait tant que cela au français, le CIO pourrait se donner les moyens de l'exiger. Il aurait pu mettre le poing sur la table à Athènes où on a largement dépassé les bornes.

Tout au contraire, au fil des olympiades, on constate un laisser-aller, on constate que le français dérange les jeunes loups de la business olympique qui se contrecrissent que le refondateur des Jeux soit français. Leur opinion, c'est que les Jeux sont de plain-pied avec la mondialisation unilingue anglaise et que ce serait tellement plus simple si la langue des Jeux était l'anglais. That's all.

BLEU-Cette petite affiche sur le mur, pas loin de l'appartement: Perdu, Horas, un chat tigré gris au ventre taché de blanc, di carattere molto socievole, facile da avvicinare. Absent depuis quatre jours de sa maison rue Berthollet, angolo via Saluzzo. Se lo vedete, 349-2349600.

Marie? Mettons que je serais absent pendant quatre jours, mettriez-vous le même genre d'affichette à côté de celle de Horas? Perdu, Foglia, un journaliste di carattere molto socievole? Marie? Elle est pas là, c'est vrai. Elle est partie de bonne heure à une conférence de presse sur la cérémonie de clôture...

D'ailleurs, la voici. J'entends la clé dans la porte. Cette fille est une journaliste incroyable. Elle revient presque chaque jour avec un scoop: Ricky Martin chantera à la cérémonie de clôture. C'est votre chance de le découvrir, me niaise-t-elle.
Si vous m'accompagnez et si vous vous déguisez en fille, j'y vais.
Vous voulez dire avec une jupe?
Je n'ose pas lui répondre, mais non, pas en jupe. En robe.

Quand j'avais son âge et que j'allais en reportage à New York ou n'importe où, je prenais un après-midi pour faire les friperies- j'adore toujours ces boutiques pleines de vieux chapeaux et de vestons marron à rayures blanches- et souvent j'achetais une robe à ma blonde du moment. J'aimais le fripé, le crêpé, j'aimais les épaulettes, la guenille qui tombe un peu croche, j'aimais le bleu. Je ne me souviens pas d'une seule blonde qui ait jamais porté ce que je lui avais rapporté!

Le bleu vous irait bien, Marie.

AU SECOURS ROSETTA- Avant les Jeux, je m'étais préparé un volet " culture ": plusieurs chemises, littérature, cinéma, art moderne. C'est d'ailleurs cette partie du voyage que j'avais préparée avec le plus de soin et le plus de plaisir. Je n'ai pas une culture italienne très étendue, je viens de parents presque illettrés et ce voyage, dans sa préparation du moins, a été l'occasion de me familiariser avec les deux grands écrivains juifs de Turin, Carlo Levi- Le Christ s'est arrêté à Eboli- et son cadet de 20 ans, Primo Levi- Si c'est un homme- sans doute le plus terrible, parce que le plus nu, de tous les témoignages des camps d'extermination nazis.

Mais j'allais surtout vous parler d'une petite bonne femme, juive aussi, piémontaise aussi, Rosetta Loy, qui a écrit quelques livres délicieux- Les Chemins de poussière- dans lesquels passent des jeunes filles en vélo, une main sur leur cuisse pour tenir leur jupe. Dans les chambres, les lits sont de cuivre et très hauts. Les femmes s'appellent Maddalena ou Speranza, elles portent des robes imprimées de grosses fleurs rouges. Je vous aurais parlé aussi, bien sûr, d'Elsa Morante et sans doute d'Italo Svevo- encore un Juif- que le mari d'une collègue de La Presse me fit découvrir il y a longtemps en me passant cette oeuvre majeure, La Conscience de Zeno, qui curieusement m'a amené à lire (un peu) Joyce.

Bref, j'avais pris des millions de notes. Je vois ici que j'avais même souligné en rouge: éviter absolument le tourisme littéraire, éviter les cafés où allèrent Nietzsche, Pavese et altri... pauvre de moi! Je n'ai pas eu une minute pour la culture.

Je me souviens d'une journée de ski de fond et de patinage longue piste, je me souviens de zones mixtes- je hais les zones mixtes- je me souviens d'une athlète qu'on a attendu 48 minutes. Je ne sais pas si vous réalisez, 48 minutes quand il est tard, que t'as trois textes à taper et que t'écris pas vite... La gamine a fini par arriver, tannée, je la comprends, de toutes les entrevues qu'elle avait déjà données à la télé. Elle a fini par nous égrener quatre miettes de pain pour 800 pigeons affamés: J'ai réalisé mon rêve! J'ai failli hurler fuck petite fille, 48 minutes pour ça! Je me suis contenté de dire tout bas: au secours Rosetta.

CHOCOLATS- J'arrive d'aller acheter des chocolats pour ma fiancée. Elle m'a appelé plus tôt. Oublie pas les chocolats, j'en veux avec une cerise dedans et j'en veux au caramel. Je vous ai déjà dit que ma fiancée venait d'Iberville? Ben c'est ça, je vous le dis là: elle vient d'Iberville. Et des fois ça paraît.

Dans la première chocolaterie où je suis entré, ils ont été polis: on n'a pas, monsieur. La porte de la deuxième était fermée. Ils regardent de quoi t'as l'air avant de répondre à ton coup de sonnette, comme si c'était une bijouterie.

Vous avez des chocolats avec une cerise dedans?
Nous ne vendons que les chocolats Guido Gobino, monsieur.
Pis?
M. Gobino ne met pas de cerises dans son chocolat.
Du caramel?
Du caramel non plus. À l'épicerie, sur le boulevard, on vend des tablettes de chocolat à la caisse. Je crois que vous en trouverez avec du caramel dedans.

À la confetteria Stratta, piazza San Carlo, peut-être la plus vieille chocolaterie de Turin, j'étais tanné de faire rire de moi, fait que j'ai fait signe au monsieur de se pencher: avez-vous des chocolats avec une cerise dedans, lui ai-je murmuré. Il a fait non de la tête et se penchant à son tour:
Venez-vous d'Iberville?