Le dimanche 26 février 2006


Va t'en !
Pierre Foglia, La Presse, Turin

Vous avez 52 ans. Vous les avez eus hier. C'est hier aussi que votre fils a disputé son épreuve. Il s'en est très bien tiré. Tout près d'un podium, mais il était bien déçu de ne pas être dessus. Les journalistes aiment beaucoup votre fils, j'ai appelé un collègue pour vérifier: il a du caractère, m'a dit mon collègue, il est entier, ajoutant: il est certain, par ailleurs, qu'un podium olympique eut grandement avancé sa carrière.

Je suis allé vous chercher à la gare de Porta Nuova. Vous logez à Asti, petite ville provinciale à 50 kilomètres de Turin. Vous vous êtes trompé d'horaire de train. Cela arrive couramment avec les étrangers qui se méprennent sur orario feriale qui ne veut pas dire, comme il le semble, horaire des jours fériés, mais le contraire.

Je vous ai trouvé l'air triste. Tiens, je vous ai trouvé l'air de Jef dans la chanson de Brel, allez viens Jef, arrête de pleurer comme ça devant tout le monde... Vous ne pleuriez pas, mais c'était tout comme. Je me suis dit que vous étiez triste pour votre fils qui n'était pas sur le podium. J'ai pensé que j'allais m'emmerder avec vous. J'ai pensé: j'ai rien à foutre du fils, alors le père...

J'avais réservé une table au Tre Galline, mais comme nous étions en retard, on nous a refoulés et on s'est retrouvés dans une pizzeria de la piazza Savoia. Vous avez pris des pâtes, je ne savais pas trop quoi vous demander, j'ai dit platement: content pour votre fils?
Vous n'avez pas répondu. J'ai commencé à vous trouver bizarre.
Vous étiez là, bien entendu?
J'étais pas loin, m'avez-vous répondu.
Comment ça, pas loin?
J'étais dans un café. Je l'ai vu à la télé dans un café.
Vous n'avez pas réussi à avoir un billet?
J'avais mon billet. Mais mon fils m'a demandé de ne pas venir. Sa mère était là, nous sommes séparés, les choses ne sont pas vraiment réglées et il craignait je ne sais pas quoi, une Troisième Guerre mondiale, je crois.
Vous êtes séparés depuis longtemps?
Quatorze ans.
Ce n'est toujours pas réglé?
Non.
Votre fils vous a appelé depuis hier?
Non.
Vous n'essayez pas de le joindre?
Ça tombe dans une boîte vocale. Et il ne me rappelle pas. Il a mes coordonnées. Je lui envoie des courriels. Aucune réponse. La dernière fois qu'il m'a donné signe de vie, c'est avant de partir de Montréal, je lui avais dit c'est extraordinaire, ma fête tombe le jour de ton épreuve, etc. Il m'a répondu: excuse-moi, papa, c'est pas ton jour, c'est le mien.
Vous êtes venu à Turin quand même?
J'ai acheté mon billet pour l'événement, 110 euros. J'ai espéré un appel jusqu'à la dernière minute, un appel qui dirait: Viens donc, papa. Rien. J'ai respecté son voeu. Je ne suis pas allé sur les lieux. Je l'ai regardé à la télé, dans un café. Quand il était petit...

Vous n'avez pas terminé votre phrase. Quand il était petit, il devait regarder son papa comme le bon Dieu. Quand il était petit, il vous donnait la main. Quand il était petit, c'est lui qui pleurait et vous lui disiez, là là, c'est rien. Et puis vous vous êtes séparés. Et puis la vie.

Vous avez 52 ans. Vous les avez eus hier. C'est hier aussi que votre fils a disputé son épreuve. Vous l'avez regardé performer à la télé, dans un café, en italien. Quand il est apparu sur l'écran, vous avez eu envie de crier dans le café, regardez, c'est mon fils. Mais vous n'avez rien dit. Un client à côté de vous a demandé à son voisin: qui è? Et l'autre de répondre, je sais pas, un Canadese.

Quand on est sorti de la pizzeria, vous m'avez demandé, un peu inquiet, qu'allez-vous raconter, monsieur?

Je vous ai dit que j'allais raconter l'histoire d'un père touché au coeur. Que j'allais raconter que des millions de gens ont vécu la performance de votre fils comme un grand moment de bonheur, mais que pour vous, ce moment-là a été plus chauve qu'une chimiothérapie; que j'allais raconter la rancune, ce poison du sang; que j'allais raconter que les athlètes sont souvent des infirmes, ils ne peuvent aller dans le réel qu'en béquilles; que j'allais raconter que je vous ai mis la main sur l'épaule et que je vous ai dit: Souriez, vous allez pleurer.