Le lundi 27 février 2006


Personnel
Pierre Foglia, La Presse, Turin

Votre bilan personnel des Jeux, nous ont demandé nos patrons.
Vous avez bien dit personnel ?
Ces Jeux ont été pour moi des bruits, des odeurs, des images, des voix qui venaient de très loin, de mon enfance, qui n'ont cessé de ressurgir, en surimpression sur des images de ski de fond et de patinage de vitesse longue piste.
Vous avez dit personnel ?
Je vous ai parlé de l'appartement que je partageais avec ma collègue Marie, de ce quartier San Salvario, je vous ai parlé de la gare Porta Nuova, juste de l'autre côté de la via Nizza où j'allais parfois le matin acheter L'Équipe ou Le Monde.

Quand j'étais petit, tous les étés, je passais par cette gare de Porta Nuova. Quand j'étais petit, je vivais en France neuf mois et demi par année. Et deux mois et demi en Italie, de fin juin à mi-septembre. L'école finissait le 20 juin, le 21 nous étions dans le train, ma soeur la plus jeune, ma mère et moi.

Nous prenions le train de nuit jusqu'à Turin, gare Porta Nuova. De là, nous prenions un autre train pour Arona, au bord du lac Majeur. Là, mon oncle qui était pêcheur nous faisait traverser le lac dans sa barque, deux kilomètres à la rame.

On faisait le reste, jusqu'à la ferme de mon grand-père, dans une carriole tirée par des boeufs. Le chemin montait à travers les vignes. On arrivait le jour de la fête du saint du village, saint Ambroise. Ma mère s'appelait Ambrosina.

Mais je reviens à Turin. Entre les deux trains, il y avait quelques heures. Ma mère me menait chez le barbier. Pas celui de la gare, qui était trop cher, mais dans une rue avoisinante. Peut-être via Nizza. Elle me faisait couper les cheveux très ras, à cause des poux. Pourquoi moi et pas ma soeur? Parce que c'est comme ça, qu'elle répondait.

Vous avez dit personnel? Ça fait un mois que je cherche ce barbier. J'en ai trouvé un, un Turc, à deux pas de l'appartement, j'arrête pas de penser que je suis peut-être venu là quand j'étais petit. Ma mère était tout à fait du genre à me faire couper les cheveux par un Turc.

On passait l'été à travailler aux champs. On me faisait retourner le foin avec les femmes. Quand il n'y avait pas de foin à retourner, on allait porter à boire aux faucheurs. Ils buvaient notre eau fraîche à grandes lampées, à la fin ils en crachaient un jet sur le fil de leur faux en tirant la pierre à aiguiser de leur ceinture.

Vous avez dit personnel?
Les images, les odeurs, les bruits qui n'ont cessé de me visiter depuis un mois, c'est ça, mon bilan. Ce paysage au fond de moi qui s'est soudain animé. Les visages sont restés curieusement flous, même celui de ma mère, mais les bruits sont clairs. J'entends grincer les souliers de mon grand-père, quand on allait à la messe le dimanche. Je me souviens des figues que je mangeais dans l'arbre, molles, tièdes, éclatées. Des fentes perlaient des gouttes de suc jaune. Les gamins plus vieux appelaient les filles des figues. Je ne comprenais pas... L'odeur de pain chaud que je mangeais avec des raisins. Encore aujourd'hui, je mange mes raisins avec du pain. Les vignes commençaient derrière la maison. Ma soeur donnait à manger aux poules en prenant le grain par poignées dans le creux de son tablier. Le soir, les hommes se disputaient tard à propos de Bartali et de Coppi.

À cette époque-là, je trouvais complètement ridicule d'être Italien. Je ne sais pas ce que j'aurais donné pour avoir une mère française, blonde avec un petit nez retroussé, plutôt que cette affaire-là, avec ses bas de coton sur ses varices de femme de ménage et ses robes qu'on pouvait pas dire si c'était une robe ou un tablier.

Passé 30 ans, je suis redevenu Italien et je me suis inventé une Italie. Puis une autre. Puis une autre. Comme tous les immigrants, mes Italie n'existaient pas. Je suis retourné au village une fois. À la place des vignes, ils ont planté des kiwis. Il y a une auberge. Mes cousins ont deux salles de bains dans leur bungalow.

Vous avez dit personnel? Ça fait un mois que j'entends ma mère. Plus personnel que ça! J'entends son patois. Les Turinois grasseyent des euh comme elle. Ils disent dumenica au lieu de domenica, et qua pour casa, andiamo a qua.

On a au fond de soi un noeud de souvenirs qui grouillent comme autant de serpents silencieux. Souvenirs qu'on croit avoir oubliés, qui nous font, nous défont, nous construisent sans qu'on en soit conscient. Je crois aussi que la matrice même de ces souvenirs, c'est un paysage. Je crois qu'on est tout ce que les psys disent qu'on est, plus ce paysage-là. Mais il y a aussi des bruits et des odeurs. Et des figues.

L'autre bilan

Le tiers des médailles canadiennes- huit- ont été gagnées en patinage de vitesse longue piste. Dont sept par des filles. Dont cinq par Cindy Klassen. Un sport comme je les aime. On est dans la tradition (la fédé canadienne existe depuis 1887) et on est à contre-courant du glamour olympique. De l'athlétisme sur patin. On est dans la pureté de l'effort et de la technique, on est dans la rigueur. Ici, le sport est véritablement beau, sans ridicule prétexte artistique.

On a souvent dit que le Canada gagnait ses médailles dans les sports «Mickey Mouse». Les jeux de Turin apportent un significatif revirement. Si on ajoute les excellents résultats en ski de fond (argent en sprint par équipe, or en sprint, sixième place en poursuite), si on ajoute le tir groupé en ski alpin (Bourque, Guay et Simard qui flirtent avec le podium), le Canada prend enfin sa place parmi les grandes nations des sports de neige et de glace.

Pourquoi sont-ce surtout des Canadiennes qui ont excellé à ces Jeux? Je risque un explication. Au Canada, filles et garçons sont presque traités sur le même pied, du moins dans l'accès à la pratique des sports. C'est loin d'être le cas en Europe, en Italie notamment. Et alors? me direz-vous. Et alors, dans les sports de tradition, les Canadiennes rencontrent une moins vaste opposition sur la scène internationale que les garçons. C'est clair au ski de fond, notamment. Et au patinage longue piste.

La chose est délicate à souligner, mais rappelez-vous que c'est la joueuse de hockey Danielle Goyette qui portait le drapeau du Canada à la cérémonie d'ouverture. Une femme. Pas n'importe quelle femme. Et, qui plus est, une femme de 40 ans. Il faut y voir l'illustration de l'ouverture canadienne.

LE COUP DE COEUR -La civilité des Turinois. Pour une ville qui, une semaine avant la cérémonie d'ouverture, avait l'air de se contrefoutre des Jeux, Turin a bien fait ça, il me semble. Peut-être pas avec la passione dont se réclamait son slogan, mais avec gentillesse. Avec une curiosité et un appétit pour le porte-clefs olympique- des files interminables aux portes des superstores olympiques- qui n'est pas sans rappeler l'indéfectible affection des Québécois pour les bébelles qui font guéling-guélang.

LE COUP DE COEUR (BIS) -Le printemps, ce dimanche matin. J'ai escaladé le Monte dei Cappuccini debout sur les pédales de mon vélo de fille, cela avait l'air des randonnées qu'on fait chez nous fin avril, la première fois qu'on se risque avec des cuissards courts. Ces fatigants chez nous qui opposent leur cher blizzard au soleil de Floride. Nonos, pas la Floride, Turin. On ne t'a pas dit Hawaii, on te parle d'un monsieur qui promène son chien en bras de chemise, de la marchande de fleurs qui nettoie son bout de trottoir à grande eau, de la marchande de journaux de bonne humeur, on te parle de rameurs sur le Po. On te parle d'une météo civilisée, un 26 février.