Le jeudi 25 janvier 2007


P’tit Louis
Pierre Foglia, La Presse

Entendons-nous, je vous parle ce matin de gens irréprochables. Les parents, le service social de l’hôpital Sainte-Justine, les gens du CLSC Simonne-Monet-Chartrand, à Longueuil. J’eusse préféré un coupable, ah ah ! Celui-là ! C’est de sa faute ! Mais non. Et comme toujours, quand c’est la faute de personne, c’est la faute du système. Et comme toujours, quand c’est la faute du système, c’est une histoire absolument déraisonnable et kafkaïenne. Kafkaïen : qui évoque le dédale d’un monde bureaucratique dans lequel l’homme en tant qu’individu se perd (Littré).

Dans mon histoire, l’homme perdu dans le dédale bureaucratique a une fiancée. Elle s’appelle Heidi Labrecque, lui, c’est Tellier. Ils ont une petite fille de 5 ans, Lili-Anne, et un petit garçon de 7 mois, Louis. Ils habitent à Longueuil. Ils sont au début de la trentaine, travaillent tous les deux, elle en marketing, lui comme superviseur dans une entreprise de transports. Revenu familial au-dessus de 100 000 $, viennent de s’acheter une maison.

Reportons-nous en juillet dernier. Une semaine après la naissance du petit Louis, on apprend aux parents que leur bébé est trisomique et qu’il souffre de ces complications qui viennent parfois avec la trisomie, souffle au cœur et problèmes respiratoires.

Voulez-vous donner votre enfant en adoption, madame ?
Pas du tout.

Retour à la maison où l’état du bébé s’aggrave subitement. P’tit Louis est hospitalisé à Sainte-Justine où il est opéré du cœur. Voilà un problème de réglé. Restent les difficultés pulmonaires. Cela s’arrangera avec le temps, semble-t-il. Dans six mois ? Un an ? Deux ? Les médecins ne peuvent pas dire. D’ici là, bébé respire normalement lorsqu’il est éveillé. Le problème, c’est quand il dort. Il doit alors porter un masque qui lui donne l’air d’un pilote de F16. Masque appellé CPAP, relié à un truc qui envoie de l’air sous pression. Ne demandez pas comment ça marche.

Un bébé, ça bouge. En bougeant il peut déplacer le masque ou carrément l’ôter avec ses petites mains. Pas de masque, le cœur va pomper beaucoup, dommages au cerveau... pas d’autre solution que de le veiller tandis qu’il dort.

Bébé est à l’hôpital Sainte-Justine depuis le mois d’août, toujours dans la même chambre exiguë qu’il partage avec d’autres bébés de passage. Sa maman arrive le matin, rentre à la maison à la fin de l’après-midi s’occuper de Lili-Anne. Le papa a repris le travail.

À la mi-décembre les médecins ont donné congé au bébé. La maman était folle de joie. Enfin à la maison tous ensemble... Mais d’abord trouver quelqu’un pour veiller sur l’enfant la nuit. On a appris à la maman à poser le masque et à utiliser la machine à oxygène, mais bien évidemment elle ne peut pas être debout 24 heures. Il faut trouver quelqu’un pour la nuit, une infirmière, un préposé.

Un préposé, c’est 20 $ de l’heure. Dix heures, 200 $ par nuit. Cinq nuits (en supposant que la famille se débrouille le week-end) : 1000 $. Un an, 50 000 $. Je vous disais que les parents déclaraient plus de 100 000 $ de revenus, mais ça, c’est quand les deux travaillent. De toute façon, quelle famille moyenne peut se permettre de dépenser 50 000 $ par année en frais de garde ?

Heureusement, nous, Québécois, bénéficions du meilleur système de santé au monde. Ou l’ai-je rêvé ? En principe (et en toutes lettres), la politique de soutien à domicile du ministère de la Santé et des Services sociaux énonce que des services professionnels sont offerts GRATUITEMENT à domicile à ceux qui en ont besoin. En principe. Dans les faits, cela dépend des ressources du CLSC dont relève le bénéficiaire. Ici, le CLSC Simonne-Monet-Chartrand qui n’avait justement pas les ressources. Pas d’enveloppe pour ce genre de cas. Bref, pas de sous.

Pas de sous, pas de préposé. Pas de préposé, pas de retour à la maison. Le service social de l’hôpital s’y oppose avec raison. Physiquement les parents ne tiendraient pas deux semaines. À souligner le dévouement du service social de l’hôpital. Je commençais cette chronique en parlant de gens irréprochables, parlant de la travailleuse sociale qui assiste les parents du petit Louis, il faudrait ajouter admirable. C’est elle qui se démène pour trouver les ressources, y compris en allant frapper à la porte des fondations privées.

Mais, vous demandez-vous, où est le déraisonnable, le kafkaïen dans tout cela ?

Reprenons. Il en coûterait 200 $ par nuit pour payer le préposé qui veillerait le petit Louis. Parce qu’on n’a pas cet argent, p’tit Louis ne peut pas rentrer à la maison.

Quand je dis « on » n’a pas l’argent, qui ça « on » ? Au-delà du CLSC, « on » c’est le système, « on » c’est vous et moi. Nous n’avons plus d’argent. Nous n’avons pas 200 $ pour payer le préposé. C’est pour cela que petit Louis reste à l’hôpital.

Or, une journée à l’hôpital coûte environ 800 $.
Coûte à qui ?
À nous toujours.

Vous me suivez ? Nous n’avons pas 200 $ pour renvoyer le petit Louis à la maison, alors nous le gardons à l’hôpital où ça nous en coûte 800.

Kafkaïen, disais-je. Kafkaïen : dédale bureaucratique dans lequel l’homme en tant qu’individu se perd en allant à Longueuil.

IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII

Dernière minute : la travailleuse sociale m’avertit qu’à l’instant même, le CLSC, dieu sait après quelles acrobaties comptables – j’insiste, les gens du CLSC aussi sont de bonne volonté et irréprochables –, le CLSC vient d’accorder une « enveloppe » à p’tit Louis qui permettrait de payer un proposé à 8 $ de l’heure.

Qui va aller garder un enfant en dépendance technologique, la nuit, pour 8 $ de l’heure ? Bref, p’tit Louis n’est pas sorti de Sainte-Justine.

Je suis allé le voir hier. Pour un bébé auquel on a déjà fait tant de misère en sept mois, il est magnifique. De bonne humeur, il rit, il gigote, et ratoureux avec ça, tandis que les autres n’écoutaient pas, il m’a dit : c’tu loin, Longueuil ?

Ben non, bébé. À gauche en sortant de l’hôpital. Jusqu’à Mont-Royal. Mont-Royal jusqu’à Papineau. Le pont Jacques-Cartier, au bout du pont, t’es rendu.