Le samedi 27 janvier 2007


La vie autour
Pierre Foglia, La Presse

Quand un éditeur m'offre de publier mes chroniques et que je dis non, me vient parfois une tentation : les chroniques seules, non, mais la petite histoire de certaines de mes histoires, ce qui n'a pas été dit, les retombées, le making of de mon cinéma et du vôtre, hé hé peut-être... L'intérêt ? La vie autour. Je n'ai jamais eu d'autre sujet que la vie autour.

Prenons cette chronique de jeudi. L'histoire de p'tit Louis, un bébé trisomique de huit mois dont le séjour à l'hôpital Sainte-Justine se prolonge indûment faute de ressources pour être pris en charge à domicile, où il devra être assisté technologiquement et veillé durant son sommeil.

Une amie de la mère a averti les médias. Je me suis avancé comme on avance le bout du pied dans une eau trop froide, j'ai dit à la dame, si d'autres journalistes manifestent leur intérêt, youppi, oubliez-moi. Sinon, tant pis, recontactez-moi.

Elle m'a recontacté, m'a laissé les coordonnées de la mère, la mère m'a branché sur la travailleuse sociale de l'hôpital attachée « au dossier ». Mais Dieu que ça ne me tentait toujours pas ! Dans le taxi qui me mène à Sainte-Justine, je regarde ma montre : bon, il est une heure, à deux et demie c'est fini, j'irai bouquiner à la librairie Olivieri tout près de là.

Ce n'est pas une mais deux travailleuses sociales qui m'ont accueilli. Elles ont des dizaines d'histoires comme celle-là à raconter si je veux les entendre...

Euh, pas vraiment.

Elles sont sur la ligne de feu, oui le manque de ressources pour les soins à domicile, mais quand les ressources sont là elles vont toutes aux vieux en perte d'autonomie, rien pour la clientèle pédiatrique, rien pour les enfants en dépendance technologique, rien pour...

Holà mesdames, faudrait pas me prendre pour Chloé Sainte-Marie. On va le voir ce bébé, ou non ?
On est montés à la chambre.

Il y avait là le papa, grand arbre au sortir d'une tempête, secoué, et comme étonné d'être encore debout. La maman à bout de nerfs mais vibrante, belle de cet amour pas loin de la guerre, pas loin de la tigresse : touchez pas à mon p'tit. Dans la chambre aussi, la travailleuse sociale, presque le même âge que la mère, peut-être pas encore amies mais on les devine solidaires, de cette solidarité âcre et têtue des femmes dans l'adversité.

La maman a pris le p'tit Louis sous les aisselles, je ne sais pas trop si elle me le tendait, mais je n'ai pas osé le prendre. Il a commencé par faire le grognon, puis son visage s'est éclairé, un bébé vigoureux, épanoui, allumé.

Cela m'a frappé tout d'un coup : quand les problèmes secondaires seront réglés, quand cet enfant sera finalement rentré chez lui, quand il n'aura plus besoin de masque pour dormir, de préposé pour veiller sur lui... il sera toujours trisomique.

Je ne sais pas ce qui m'a pris, au lieu de commencer mon entrevue, je me suis mis à raconter à la maman que j'ai écrit un des tout premiers reportages de ma carrière sur des enfants mongoliens, c'est comme ça qu'on disait. Je ne sais plus si j'étais à La Patrie ou à Montréal-Matin, j'avais un ami prof d'éducation physique qui s'occupait d'une classe de petites filles mongoliennes -- une expérience toute nouvelle à l'époque --, je n'arrêtais pas de lui dire, mais comment tu fais pour passer tes journées avec des enfants comme ça ?

Viens, tu vas voir.

C'était dans un grand gymnase, vide ce jour-là, sauf une dizaine de gamines de 6 ou 7 ans avec de grosses têtes et des yeux de chinois. Mon chum m'a présenté. Hé, les filles, c'est mon ami Pierre, qu'est-ce qu'on lui dit ? Et le choeur des gamines : bonjour Pierre. Avec cette articulation exagérée et cette bouche grand ouverte sur la dernière syllabe. Deux ou trois sont venues vers moi, j'ai reculé d'un pas. Qu'est-ce qu'elles veulent ?

Que tu les prennes. Envoye, elles mordent pas.

J'en lève une. Elle serre ses bras autour de mon cou, en me bavant un gros bec sur la joue et en disant je t'aime Pierre.

Qu'est-ce que je fais maintenant ?

Tu lui dis que tu l'aimes aussi, tu l'embrasses, tu la repose à terre et t'en prends une autre ! J'ai passé deux heures à les faire marcher sur une poutre à un pied du sol. Elles allaient à tout petits pas comme si elles marchaient au-dessus d'un gouffre, en balançant comme si elles allaient tomber. Elles me serraient le doigt à le casser, parvenues au bout de la poutre se jetaient à nouveau dans mes bras, triomphantes, encore !

Je n'ai jamais reçu autant d'amour de ma vie.

Jeudi j'ai reçu ce courriel de M. Daniel Frenette de Montréal. Je vous en lis le début : Je me permets de vous envoyer ce message afin que vous transmettiez aux parents de « p'tit Louis ». Étant moi-même le parent d'un enfant trisomique, je veux leur témoigner mon soutien bien sûr, mais surtout leur dire que la trisomie est un paradoxe que l'humanité n'arrive toujours pas à bien cataloguer. Au-delà du désordre chromosomique responsable des malformations physiques et du retard intellectuel, il y a dans ce brassage biologique une fabuleuse réorganisation de la personne, de ses dispositions et de son attitude. Ce petit être en apparence diminué et handicapé est en réalité un surdoué. Un surdoué pour aimer, un surdoué de l'amour inconditionnel...

J'ai finalement posé mes questions sans vraiment écouter les réponses. Je savais déjà que j'allais passer à côté de mon sujet, une nuit à l'hôpital coûte 800 $, un préposé 200 $, mais ça n'a rien à voir bougre de con, la seule question c'est Aragon qui y répond avant même que tu l'aies posée, Mère des sept douleurs ô lumière mouillée / Sept glaives ont percé le prisme des couleurs / Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs... Bref la seule question est celle de l'amour infini des mères pour leur petit.

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Dernière minute : un mécène qui tient à garder l'anonymat s'est manifesté hier à la direction du service social de l'hôpital Sainte-Justine pour offrir de payer ce qu'il en coûtera pour veiller p'tit Louis. Merci monsieur.

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Avec tout ça j'ai complètement oublié d'aller chez Olivieri.