Le jeudi 8 février 2007


La bonté
Pierre Foglia, La Presse

J'étais là, à prendre des notes comme un anthropologue chez les Pygmées, je notais les noms des gamins, des bénévoles, de la psychoéducatrice. À quoi bon, qu'est-ce que ça peut bien faire qu'elle s'appelle Johanne et les enfants Maxime, Alexandre, Cinthia, Éric. Les enfants des pauvres n'ont pas des prénoms à la mode sauf un Louis de temps en temps, mais c'est un Louis d'avant la mode des Louis.

Tout ce qu'ils ont de moderne, c'est le nom que leur donne le Dr Julien : des enfants souffrants. Ils souffrent de quoi? De pauvreté, me dit-on. À mon avis, ce n'est pas de la pauvreté. Enfant, j'ai été aussi pauvre qu'ils le sont mais je n'ai pas enduré le centième de la souffrance qu'ils endurent. Notre pauvreté était matérielle, la leur est fuckée dans tous les sens du mot. Je ne me souviens pas d'un enfant de ma rue, de mon quartier, de mon école qui ait été abusé, presque tous les enfants du doc Julien le sont.

Tous les soirs de la semaine, après l'école, la maison du doc, au 1600 Aylwin, accueille une quinzaine de ces enfants souffrants. Des bénévoles viennent les aider à faire leurs devoirs, leur servent un souper, les emmènent patiner, rien d'extraordinaire, un peu de chaleur, un peu de «normalité».

Je me suis joint à Pierre, un monsieur de mon âge, pour aider un petit paquet de nerfs de 9 ans à faire ses devoirs. C'est-à-dire, dans un premier temps, à essayer de le convaincre de sortir de dessous le sofa où il s'était réfugié avec des munitions, dès qu'il a entendu le mot «devoir». Ses munitions? Des livres, des legos, une chaussure qu'il s'est mis à garrocher en disant que de toute façon, il avait congé de devoir.

Viens nous parler pareil.
Non.
On va jouer aux chiffres, t'aimes ça, les chiffres?

On a finalement réussi à l'embarquer dans une table de multiplication pas si simple pour un enfant avec des lacunes, comme ils disent. Un coup, c'était lui qui nous posait la question : 7 fois 8? Cinquante-six, ai-je brillamment répondu. Un coup, c'était nous : 8 fois 7? Cinquante-six, a répondu le gamin à son tour en nous regardant avec l'air de dire, hé les mononcles, je suis peut-être souffrant mais je suis pas si con.

Mine de rien, on est passés au devoir d'anglais, ça allait bien aussi jusqu'à ce qu'il dérape délibérément, comme s'il venait de se rendre compte qu'on avait finalement réussi à l'embarquer à faire ses devoirs. Pierre venait d'écrire tomorrowtableau, il a lu le mot avec la bonne intonation, puis nous a regardés avec un petit sourire avant de nous répondre, ça veut dire : you suck my dick. On a fait comme si on n'avait rien entendu.

Tout le monde est passé à table. De la soupe, des croque-monsieur et des nouilles au gratin. Ils en ont tous repris avec un bel appétit qui disait que leur dernier biscuit soda remontait à un certain temps. À la fin, il restait des nouilles et le plus petit de la gang en a rempli un pot en plastique avec une louche presque aussi grande que lui.

Pourquoi tu fais ça?
C'est pour ma mère.
Des fois, tu les étranglerais et des fois, comme celui-là avec sa grande louche pleine de nouilles pour sa mère, tu l'embrasserais, mais je ne l'ai pas fait, il avait plein de bobos.

Trop de souffrance et de bonté à la fois. Tiens, le Pierre dont je vous parlais tantôt, le monsieur de mon âge, Pierre Ledoux, vous savez ce qu'il faisait avant de faire du bénévolat chez le doc Julien? Il était directeur général de l'hôpital Jean-Talon, il avait 17 secrétaires, la limousine, l'hélicoptère sur le toit, plein d'avantages sociaux et médicaux (il s'est fait enlever et remettre les amygdales six fois, pourquoi se priver, ça coûtait rien), il commandait à des chirurgiens, à des infirmières et là, il fait quoi? Il aide des petits baveux à faire leurs devoirs et il leur sert des nouilles au gratin. Pourquoi? Par pure bonté.

Drôle de truc, la bonté. T'sais les vieilles pompes à bras? Quand elles sont désamorcées, tu mets un peu d'eau dedans, tu pompes et ça se met à couler. Je me disais, c'est peut-être pareil avec la bonté. De me coller à ce monsieur Pierre amorcerait ma pompe à moi, et la bonté coulerait...

Pas du tout. Zéro bonté. Quand je pompe d'la souffrance, moi c'est de la colère qui sort.

Avant de partir, je suis allé saluer le doc Julien. Doc, tu fais la job de l'État!

Je tombais bien, le jour même ou le jour d'avant, je ne sais pas, deux ministères de Québec, pas un, deux, sont allés lui faire des mamours. Combien voulez-vous, docteur, pour vos projets?

Il a dit combien. Il l'a eu sur-le-champ.

J'espère que tu ne leur as pas dit merci. Te rends-tu compte que TU FAIS LEUR PUTAIN DE JOB! Et que tu la fais 10 fois mieux qu'ils la feraient. Tu la fais en réseaux du coeur au lieu de la faire en plan quinquennal avec des sous-comités. T'es un saint, tabarnak. Peuvent bien te baiser les pieds.

Mais sur le fond, docteur, le fond étant la pauvreté, des gens de ce quartier, des gens de Côte-des-Neiges, des gens de Saint-Michel, sur le fond, ils baisent tout court les pauvres depuis combien de temps? Les premiers qui ont démissionné : les soi-disant sociaux-démocrates du PQ. Dis-moi pas combien viennent de te donner les libéraux, ça ne m'impressionnera pas de toute façon. Mais te souviens-tu combien Lulu-le-lucide a donné à Françoise David, pour exactement le même combat que toi - la pauvreté - à l'automne 2000 au bout de la Marche des femmes?

Dix cents, bonhomme. Dix cents de l'heure.

Tu pompes de la bonté, doc, et moi, tu sais ce qu'ils vont dire de moi? Ils vont dire que je pompe d'la marde. Et tu sais quoi? Ce n'est pas tout à fait faux. Mais je n'en pomperai jamais assez pour les noyer.