Le jeudi 15 février 2007


Des sandales par millions
Pierre Foglia, La Presse

Vous vous souvenez la dernière fois qu'on s'est parlé d'économie? C'était il y a deux semaines, je devais avoir l'air un peu égaré parce que vous avez été incroyablement nombreux - incroyablement pour une chronique un peu grisouilleuse - à vous précipiter à mon secours, là là, Foglia, respire par le nez on va tout t'expliquer.

Vous commenciez vos courriels en me disant Pour répondre à votre question... Ciel. Je ne me souvenais pas de vous avoir posé une question. Je suis retourné au texte, ah ben tiens, oui c'est vrai, il y avait celle-ci: pourquoi le dollar canadien monte-t-il? Et cette autre: quand on dit que l'économie canadienne va très bien, elle va très bien pour qui au juste?

Me permettez-vous une parenthèse toute rhétorique? Des fois, il y a un point d'interrogation au bout d'une phrase, et pourtant ce n'est pas une question. Mettons on parle de quelque chose, mettons d'économie, et tout d'un coup, je vous dis : et ta soeur? Je ne demande pas vraiment des nouvelles de votre soeur. De toute façon, j'en ai. Elle vit en Alberta avec son mari. Ils viennent de se faire bâtir en banlieue de Fort McMurray, lui conduit un camion sur le chantier des sables bitumineux, elle est infirmière, présentement en congé de maternité. Faites-leur mes amitiés.

À l'inverse, des fois, il n'y a pas de point d'interrogation, pourtant c'est une question. Le titre de cette grisouilleuse chronique était L'économie. En fait, il fallait lire : L'économie????????????????

Je vais vous raconter une histoire que je viens d'inventer. Une fois, c'était en 1960, un apparatchik soviétique de retour à Moscou après un voyage à New York raconte à un de ses amis du Parti qu'à New York, il est allé s'acheter des sandales dans un Woolworth. C'était incroyable, il y avait des sandales de cinq marques différentes, dans 20 modèles différents, et dans 10 couleurs différentes. Ici à Moscou, on a le choix entre des sandales rouges ou noires toutes du même modèle. Es-tu sûr qu'on est dans le bon système économique?

Faut faire confiance au Plan, répond son ami.

Pourquoi faire confiance au Plan?

Parce qu'il est scientifique. Marx a dit que l'économie est déterminée par les besoins du peuple.

Qu'est-ce que ça veut dire?

Cela veut dire qu'on n'a pas besoin de plus de deux paires de sandales pour marcher vers un avenir radieux.

Souriez tant que vous voulez. Ils ont été, pendant trois quarts de siècle, 280 millions de Soviétiques, plus quelques dizaines de millions de Polonais, de Hongrois, de Roumains, de Tchèques, d'Allemands, sans parler des Chinois, sans parler des nombreux intellectuels des pays capitalistes, parmi les esprits les plus brillants du temps, à croire au Plan. À croire que l'économie est déterminée par les besoins du peuple. Qu'a-t-on besoin, camarade, de plus de deux paires de sandales pour marcher vers un avenir radieux?

En 1960, à moins d'être un connard de bourgeois, tu ne doutais pas du Plan. Certains révisionnistes faisaient observer qu'en réalité, il n'y avait pas de sandales du tout dans les magasins de l'État, la seule façon d'en avoir, c'était au marché noir. Et alors? Ce n'est pas parce que le Plan avait des ratés que ce n'était pas un bon Plan.

On sait ce qui est arrivé.

On a changé de Plan, le nouveau s'appelle la mondialisation. Ils sont 280 millions d'Américains, quelque 280 millions d'ex-Soviétiques, des millions d'Européens, et on ne parlera pas des Chinois, à croire aujourd'hui que Marx n'avait rien compris, que c'est l'économie qui détermine les besoins du peuple, besoins qui sont sans fin, il suffit de construire un parking assez grand à côté du Wal-Mart. La question de Marx commençait par : qu'a-t-on besoin? La question que pose la mondialisation commence par : de quoi n'a-t-on pas besoin? Et aussitôt elle le fabrique.

Mais revenons à Olymel. Au cours d'économie 101 que vous m'avez donné. Je vous remercie. Grâce à vos explications lumineuses, j'ai tout compris, l'économie canadienne, la santé du dollar canadien, les lois du marché, l'illusion de la prospérité que nous donnent les sables bitumineux, comment fonctionne l'offre et la demande, comment fonctionne la rentabilité d'une entreprise, qu'est-ce que la croissance, qu'est-ce que la productivité. J'ai compris qu'Olymel est l'exception, juste un couac dans le système. J'ai compris, comme on me l'expliquait déjà en 1960, que ce n'est pas parce que le Plan a des ratés que ce n'est pas un bon plan. J'ai surtout compris qu'à moins d'être un connard de syndiqué, personne ne devait douter du Plan. Le Plan est sacré. Le Plan est la vérité.

Rappelez-vous un certain 11 septembre. Rappelez-vous ce qu'a dit M. Bush avec beaucoup de justesse d'ailleurs, il a dit ces gens-là voulaient s'en prendre à notre mode de vie, à notre civilisation, à nos valeurs les plus chères, à CE QUE NOUS SOMMES. Rappelez-vous quelle réplique il a suggéré aux New-Yorkais, de quelle manière il les a exhortés, là tout de suite, à défendre leur civilisation.

Allez magasiner, leur a-t-il dit.

C'est gentil de m'avoir donné un cours d'économie. En échange, voulez-vous que je vous explique comment fonctionne une idéologie?