Le jeudi 3 mai 2007


Résultats mitigés
Pierre Foglia, La Presse

J'ai une amie, Marie, qui travaille à Bell. 43 ans. Trois enfants, monoparentale. Elle est à Bell depuis 1991. Elle gagne 42 000 $ par année. Elle adore sa job, elle travaille à l'édifice rue Jean-Talon, au onzième étage. Quand le gars du Bell est chez vous, et qu'il appelle pour faire rebrancher votre ligne... c'est Marie qui répond. Marie ou une autre de ses 125 collègues du service attribution-activation de lignes.

Hier matin, Marie est allée travailler à 6h30. Elle fait des heures supplémentaires ces jours-ci. À n'y rien comprendre, on venait de réduire ses heures de trente-sept heures et demie à 30. Pis là, tout d'un coup, des heures supplémentaires. Vers 11h hier matin, Marie et ses 125 collègues ont été convoqués au sous-sol pour une communication importante de la direction. On allait sûrement leur confirmer le déménagement au centre-ville, annoncé depuis longtemps.

On leur a bien annoncé un déménagement, mais pas au centre-ville. En Inde. Soixante-sept jobs déménagent en Inde. Tous les temporaires pas protégés par le syndicat, dehors. Moyenne d'ancienneté : trois ans. Dans trois semaines, c'est fini. Des jeunes qui viennent de s'acheter une maison. D'autres qui viennent d'avoir un enfant. Une amie de Marie, deux enfants, qui va se séparer. Ça pleurait dans la salle. Le cadre qui leur annonçait la nouvelle n'était pas sur place, sa voix sortait des murs. Il a parlé des actionnaires de Bell qui souhaitaient de meilleurs résultats. De la nécessité de demeurer concurrentiel. Il parlait doucement. Il a dit que ce n'était peut-être pas fini. Qu'il fallait s'attendre à ce que la rationalisation du service se poursuive en janvier 2008.

Plus tard, le cadre s'est présenté en personne. C'est comme ça qu'on leur apprend à faire à l'université, dans le cours de relations du travail, chapitre « coupes massives «. Il a dit que, bien sûr, c'était douloureux, mais qu'avec un peu de beurre ça ferait moins mal. Excusez-moi, je dis n'importe quoi, il n'a pas dit ça du tout, attendez que je regarde mes notes, il a dit que des psys étaient à la disposition de ceux qui avaient besoin d'aide.

Marie n'est pas dans les 67. Mais elle se doute qu'elle va sauter en janvier 2008. Le cadre a précisé que, pour 2008, tout serait mis en oeuvre pour relocaliser les permanents dans d'autres services. Tu parles, ils vont nous envoyer au service à la clientèle, ou dans les boutiques, m'a dit Marie, de la vraie merde. Elle a compris le pourquoi des heures supplémentaires : pour vider les carnets de commandes, pour repartir à neuf aux Indes.

Marie était très émue en me racontant tout ça au téléphone : penses-tu que les journaux vont en parler demain?
Je peux vérifier, si tu veux.
J'ai appelé au bureau : Avez-vous une nouvelle sur Bell?
Ils avaient celle qui est à la une de notre cahier Affaires aujourd'hui : Bell : des résultats mitigés. Des profits un peu meilleurs, mais la croissance des revenus s'avère bien moins bonne que souhaitée.

Non, Marie, nulle part dans la nouvelle il n'est dit que les hauts dirigeants de Bell allaient être remplacés par des Indiens.

Relents

Une rampe d'accès et un ascenseur spécial pour les handicapés ont été récemment installés dans le hall d'entrée de l'Agence canadienne de développement international (ACDI), à Ottawa, 200, promenade du Portage. Demain, les fonctionnaires de l'ACDI sont invités à une petite cérémonie dans le nouveau hall; probablement qu'un sous-ministre viendra couper le ruban du nouvel ascenseur, on servira du gâteau et des boissons, apportez votre tasse écologique, précise l'invitation. Qu'est-ce qu'une tasse écologique? Ne me le dites pas, j'en ai rien à foutre, ce n'est pas cette tasse qui m'intrigue, c'est cette autre petite note à la fin de l'invitation : Veuillez noter qu'il s'agit d'un événement où le parfum est proscrit.

Je tombe des nues. Pourquoi proscrire le parfum?
À cause des gens qui sont allergiques.
Allergiques au parfum? Une vraie allergie?

On m'explique qu'on est plus ici dans la détestation que dans l'allergie grave, genre arachide ou fruits de mer. Paraît-il que les parfums en font éternuer quelques-uns et que cela peut aller dans certains cas, très très très rares, jusqu'à des nausées.

Supposons le pire. 0,000 001 % de la population est gravement incommodée par les parfums. Ma question : pourquoi ceux-là ne restent-ils pas chez eux? Ou ne portent-ils pas un pince-nez comme les nageurs synchronisés? Pourquoi demander aux 99,9999 % que cela ne dérange pas de s'ajuster à leur débile infirmité?

N'ayant jamais mis de parfum de ma vie, et plutôt rébarbatif à ces effluves si rarement discrets et subtils, je ne défends ici rien de personnel. Pas de parfum? Ce n'est pas pour me contrarier, sauf qu'à vouloir respecter les droits de minorités de plus en plus marginales, on verse tout doucement dans le ridicule d'une société qui a complètement perdu les pédales en matière de prévention et de socialisation des risques.

Mais le ridicule est plus encore dans le fait que pendant qu'on pinaille sur le parfum dans un party pour inaugurer un ascenseur, tout près de là, M. Harper et sa bande de dinosaures décident que Kyoto, le Canada tout en entier n'en a strictement rien à foutre.

Soir de lune de Lancôme, non. Matin bitumineux de Harper, oui.