Le samedi 16 juin 2007


Les papas et les mamans
Pierre Foglia, La Presse

À l'époque et dans milieu où j'ai grandi, le modèle du père «à-la-maison» n'existait pas. Le mien travaillait dans les grands chantiers de l'après-guerre. On ne le voyait presque jamais, mais quand il était de passage il était plutôt gentil.

En tout cas il ne me battait pas, ni ma mère, ne m'engueulait jamais, ne rentrait pas saoul à la maison, ne m'a jamais dit de filer dans ma chambre, ce qui m'aurait beaucoup surpris parce que je n'avais pas de chambre, je dormais dans la cuisine dans un lit qu'on repliait le jour. Il m'emmenait à la pêche, me prenait sur ses genoux pour me raconter des histoires d'animaux ou pour me raconter la guerre. Il y était allé plutôt deux fois qu'une, c'était une guerre contre les Autrichiens.

Combien en as-tu tué?
Aucun.

C'était son côté plate. À l'école, les pères de mes petits amis avaient tué plein d'Allemands. Le mien n'avait pas été foutu de tuer deux ou trois Autrichiens, qui ne sont même pas de vrais Allemands. Mais l'histoire que j'aimais le plus, c'était la fois qu'il a rencontré ma mère. Avant d'immigrer, mon père était ouvrier agricole. Il travaillait pour un fermier qui avait 11 filles, dont ma mère.

C'était la plus belle?
Pas du tout, mais les autres étaient déjà prises.

Ma mère accourait, faisait semblant de le frapper, mon père faisant semblant de se protéger, et même une fois ils se sont embrassés, mais c'est la seule fois. Par contre, je les ai entendus s'engueuler des milliards de fois. Mon père sifflotait tout temps, même à table, accoté au dossier de sa chaise, bras croisés sur sa poitrine, attendant que ma mère le serve. Un sifflotement d'homme heureux, pas du tout impatient, mais qui rendait ma mère folle de rage.

Carlo, je t'ai déjà dit de ne pas faire ça. Pis enlève ton béret à table. Ici, on est en France, et les Français enlèvent leur chapeau pour manger.

C'était nous, les enfants, qui étions chargés d'épier comment faisaient les Français. Ma mère me prenait à témoin: quand t'es allé manger chez ton ami français, l'autre jour, est-ce que son père portait un chapeau à table?

Il en portait un, mentais-je avec assurance. Mon père se remettait à siffloter. À cet instant précis, je crois qu'il m'aimait. L'autre jour, au téléphone, de Californie, ma soeur m'a demandé un truc vraiment bizarre: il t'a déjà dit qu'il t'aimait?

Non. Autre question de ma soeur: toi, lui as-tu déjà dit?

Non plus.

Tu sais, ce que je regrette, a continué ma soeur, c'est de ne l'avoir jamais serré dans mes bras. On est une drôle de famille, tu ne trouves pas?

N'allez pas croire qu'on est toujours en train de parler de notre père. En fait, on n'en parle jamais. On parle de notre mère pendant des heures, par contre. À elle non plus je n'ai jamais dit que je l'aimais, mais ce n'était pas nécessaire. Des fois, j'étais à 10 000 kilomètres de là, mettons en vélo, mettons sur une piste au Tibet, j'y pensais tout d'un coup. Je sacrais: la tabarnak! Je suis sûr - en fait, je sais - qu'elle m'entendait. Alors que mon père, je pouvais être à côté, je ne le voyais pas, je ne lui parlais pas, je ne l'entendais même pas siffloter.

Les psy vont hurler, mais c'est pas grave; je crois que, dans la vie, on est l'un ou l'autre: on est son père ou on est sa mère. Pas un peu des deux, l'un ou l'autre. Moi, je suis ma mère. Mes enfants ne le savent pas, mais ils n'ont pas eu de père. Je les entends protester: si, si, on le sait! Ce que je veux dire, c'est que, à travers moi, c'est leur grand-mère qui les a élevés. Encore que ce ne soit pas aussi simple, parce que leur grand-mère était, elle, tout son père, un pauvre bougre honteux d'avoir eu 11 filles et pas un seul fils pour reprendre la terre. Finalement, Dieu sait qui a réellement élevé mes enfants. En tout cas, c'est pas moi.

Toutes les folies qu'on entend aujourd'hui sur les nouveaux pères qui changent les couches, donnent le biberon, font le souper, le ménage, toutes ces choses-là pendant que leur femme est dans son bureau à la Banque de Nouvelle-Écosse, où elle dirige le service des prêts. Elle reçoit à l'instant un entrepreneur en camionnage, en fait une entrepreneuse, qui vient d'avoir des jumeaux. Elle aussi, c'est son mari qui les garde à la maison. Elle a besoin d'un million et demi pour deux nouveaux camions. Votre mari va bien? Mais c'est juste une formule de politesse, pas une vraie question, elles passent tout de suite au dossier des deux camions.

Et les enfants, là-dedans?

Les psy vont me tuer, mais je vais vous dire: ça ne change absolument rien. Papa? Maman? Une gardienne? Tout égal. La vie a fait qu'à une époque je me suis retrouvé tout seul avec mes enfants, je ne sais plus quel âge ils avaient, je travaillais déjà à La Presse. Allais-je sacrifier une carrière en pleine expansion? Pour quoi? Pour aller voir ma fille jouer au soccer? Sont tellement nuls au soccer, à cet âge-là, surtout quand c'est des filles.... Savez ce que j'ai fait? J'ai fait venir une nounou de Madagascar, fine, pas chère. Aujourd'hui, mes enfants parlent couramment le malgache, ils ont eux-mêmes des enfants, de bonnes situations. La directrice du service des prêts de la banque de Nouvelle-Écosse dont je vous parlais tantôt, c'est ma fille, et c'est son mari, Gaétan, qui a choisi d'être papa à la maison.

Irréprochable, Gaétan: organisé, bon cook, les petites l'adorent. N'empêche, c'est pas pour le critiquer, mais il ne parle pas un mot de malgache. Bonne fête pareil, Gaétan.