Le samedi 23 juin 2007


Où est passée la littérature?
Pierre Foglia, La Presse

Je ne serais pas étonné d'être le seul résidant de la Haute-Yamaska à avoir lu Les Versets sataniques. Pas à cause du scandale que ce livre a déclenché chez les musulmans, ni de la fatwa qui a condamné à mort son auteur, Salman Rushdie.

J'ai lu les Versets parce qu'on m'avait dit que je n'y arriverais pas. J'ai lu les Versets comme je me suis mis en tête un jour de pédaler les 240 kilomètres d'épinettes entre Saint-Félicien et Chibougamau, en soupirant cent fois: si ça peut finir! J'ai lu les Versets en sachant d'avance que tout ce que j'en tirerais, c'est la fierté un peu niaise de pouvoir dire: oui, madame, j'ai lu les Versets.

Cela commence par un attentat terroriste dans un avion qui ramène les deux personnages principaux, Gibreel et Saladin, vers l'Angleterre, tous deux renégats, le premier de sa foi musulmane, le second de son identité indienne. Hé hé, ai-je espéré l'instant de quelques pages, je vais peut-être aimer ça, finalement. Hélas, dès le chapitre suivant, on tombe dans le rêve et le fantastique. Je suis allergique au rêve et au fantastique. C'est ainsi que je suis passé complètement à côté de quelques-uns des grands romans du dernier siècle, Cent ans de solitude, par exemple, que j'évoque exprès.

Les Versets sont au moins un aussi grand chef-d'oeuvre que Cent ans de solitude, d'un tout autre niveau de lecture pourtant. Une oeuvre délirante dans sa forme, délibérément ambiguë. Le sens ne cesse de fuir sous les mots, Salman Rushdie nous retenant de courir après, s'appliquant à brouiller les messages qu'il vient à peine de nous envoyer. Ces versets-là ne sont sataniques que dans leur structure, dans leur quête littéraire, parce qu'on est bien ici devant une oeuvre essentiellement littéraire. Pas politique. Pas religieuse. Littéraire. Les gens qui ont le plus tripé sur les Versets dans le monde sont sûrement les profs de littérature, les critiques (pas ceux des journaux, ceux des grandes maisons d'édition) et les écrivains.

Qu'on en change le titre, qu'on le renomme La princesse qui mangeait des papillons - il y a effectivement une princesse qui mange des papillons quelque part dans le livre - et qu'ainsi renommé on le fasse lire à 100 000 musulmans, je fais le pari que pas un seul n'en sortira fâché, ni ravi d'ailleurs. Disons que la plupart en sortiront... vite.

Bien sûr que transparaissent les sentiments de l'auteur. Musulman d'origine indienne, Rushdie a d'abord choisi de devenir Pakistanais. Pas brillant comme choix, me semble-t-il, pour un intellectuel qui professe depuis toujours la dépolitisation de l'islam. Il a fini par se réfugier en Angleterre, où il a écrit les Versets, pas pour régler ses comptes avec les Pakistnais ni pour fâcher les Iraniens, même s'il s'amuse, vers le milieu du livre, au portrait d'un imam qui pourrait bien être l'ayatollah Khomeiny. Pourquoi alors a-t-il écrit les Versets? Curieuse question. Me demandez-vous pourquoi García Márquez a écrit Cent ans de solitude? Pourquoi Borges a écrit L'Aleph, pourquoi Melville a écrit Moby Dick? Parce qu'ils sont écrivains, c't'affaire. Les écrivains écrivent pour écrire. Je veux dire que la littérature est leur fin, pas un moyen.

Fallait-il pour autant anoblir Salman Rushdie? Félicitons d'abord les Anglais de l'avoir protégé et caché alors qu'une fatwa appelait à son assassinat. Mais l'anoblir? Je n'ai pas d'opinion. Me contenterai de rappeler, pour le fun, que lorsque le livre est sorti, en 1989, alors que la controverse s'enflammait, le prince Charles avait été un des premiers à déclarer le livre «illisible» !

Pas d'opinion, disais-je. Même pas sur les manisfestations de colère en Iran et au Pakistan. Les barbus fanatiques que l'on voit ces jours-ci foutre le feu au drapeau britannique pour protester contre l'anoblissement de Rushdie, mais ultimement pour protester contre un livre qui a été écrit il y a près de 20 ans et qu'ils n'ont évidemment pas lu, ces barbus hallucinés ne font que me redire, encore et encore, que le pire ennemi de l'islam n'est pas l'Amérique ni les soldats canadiens à Kandahar, mais l'islam lui-même.

Mon étonnement est ailleurs. Culturel. Parce que, en fin de compte, voici un livre que pratiquement personne n'a lu et qui fait pourtant scandale depuis 20 ans! Ce ne sont pas seulement les musulmans qui n'ont pas lu Les versets sataniques, mais aussi 99% de ceux qui se sont portés à sa défense et qui s'en sont emparés (et de son auteur) comme symboles de la modernité occidentale.

C'est là tout mon étonnement. Vingt ans de haine, de fatwa, de cachettes, de protection par les services secrets britanniques, de proclamation au nom de l'humanisme et de la laïcité, tout cela à cause d'une oeuvre littéraire dont l'unique objet est... la littérature!

D'où ma question: mais où est donc passée la littérature, dans cette histoire?

Comme le mononcle qui fait un tour de magie: tu vois la pièce de monnaie dans ma main? Le mononcle ferme le poing. Le rouvre. La main est vide: A pu!

Yousse qu'elle est? demande le ti-cul, éberlué.

Disparue, répond le mononcle.

La littérature aussi. Bientôt les mononcles l'auront fait disparaîre.

AU CAS OÙ - Rien à voir avec ce qui précède, mais je viens de voir les obsèques de Boule Noire à la télé et une inquiétude me saisit tout d'un coup... mettons que je mourrais durant le long congé de la Saint-Jean, mettons que mes obsèques auraient lieu mercredi prochain en la charmante église de Sainte-Pétronille à Saint-Armand, et mettons que vous veniez faire un tour pareil même si je n'y tiens pas plus que ça, juste vous avertir que le premier tata qui lâche une colombe, ma fiancée a ordre de l'abattre. Pas la colombe, le tata. Je viens de l'ajouter noir sur blanc dans mes dernières volontés.