Le samedi 30 juin 2007


C'est le temps des bébés
Pierre Foglia, La Presse

L'autre jour je me suis rendu à une invitation de l'historien et sociologue Gérard Bouchard, coprésident de cette commission d'étude qui enquête sur comment, dans la pratique, les Québécois vivent leurs différences culturelles.

On a finalement peu parlé de la chose, mais plutôt de nos passions communes, le vélo, la course à pied, l'Italie. Le temps a filé vite, j'avais d'autres obligations - ciel, monsieur le sociologue, il sera bientôt midi. Il m'a raccompagné jusqu'à la rue et là, est arrivé un minuscule événement qui contenait tout ce qu'il y a à dire et que nous n'avions pas dit sur cette foutue pratique du vivre-ensemble.

Comme nous faisions quelques pas sur le trottoir de la rue Peel est passé un de ces chariots de garderie où l'on peut asseoir, sur deux bancs, jusqu'à six tout petits enfants. Ils étaient justement six, tous asiatiques, six petits gardes rouges encore aux couches. J'en veux un, ai-je lancé à la monitrice qui tirait le chariot, asiatique elle aussi. Et montrant M. Bouchard, le monsieur ici en voudrait un aussi pour sa Commission. Elle a ri sans deviner, évidemment, de quelle commission je pouvais bien parler.

Lequel voulez-vous? m'a-t-elle demandé en déclinant leurs prénoms. Sur la banquette bâbord, il y avait Deng, Ding et Dang. Et leur faisant dos sur la banquette tribord, Tang, Ting et Tonton. Si vous pensez que j'invente, M. Bouchard m'est témoin, je l'ai fait répéter deux fois à la monitrice: Tonton?

Tonton! Comme dans tontaine-tonton. Ce Tonton-là était celui qui avait l'air le plus chinois, joufflu comme un poisson-lune, pas du tout amusé par mes pitreries, ni inquiet d'ailleurs.

Je peux l'adopter?

Tonton m'a regardé en baissant la tête comme s'il essayait de me regarder par-dessus ses lunettes - mais il n'avait pas de lunettes - et il m'a lancé en chinois: What a cliché! Non ce n'est pas vrai. Il n'a pas dit ça. M. Bouchard m'est témoin qu'il n'a pas dit ça.

N'empêche que ces six petits Québécois aux yeux bridés(1) qui s'en allaient au parc feraient une sacrée belle photo pour la couverture du rapport. Peut-être même que le rapport ne serait pas nécessaire; juste la photo, tout le monde comprendrait.

BÉBÉ CHEVREUIL - Ici j'avais le choix de poursuivre cette chronique sur le thème des accommodements raisonnables ou sur celui des bébés. J'ai choisi les bébés. C'est le temps des bébés. Drette là, au-delà des roses de mon jardin, dans la friche, rouge des coquelicots, un faon, il doit avoir un mois; la première fois que sa mère le mène au pré, dans sa robe caramel toute picotée de blanc. Il joue à s'éloigner. Je ne sais plus dans quel poème de Jacques Brault il est question des épousailles de quelque splendeur - une hémérocalle, je crois - et de l'instant fauve; dans le poème il en résulte l'engourdissement de la douleur. Dans mon champ aussi, je suis guéri de tout, même de mon âge.

LES BÉBÉS DE LA PERDRIX - Je vous ai déjà raconté pour les perdrix qui font semblant d'être blessées. Eh bien c'est la même histoire, mais à l'envers. Quand un danger menace ses petits, la perdrix fait semblant d'être blessée pour attirer toute l'attention sur elle. Elle s'éloigne en tirant de l'aile. Vous vous approchez, elle vous attend; juste comme vous vous penchez, elle repart à cloche-pied. Quand elle juge qu'elle vous a entraîné assez loin de son nid et de ses petits, elle s'envole. Ce n'est pas une légende, j'ai vécu la chose plusieurs fois.

Dimanche dernier dans la montée du lac Carmi, une perdrix faisait la morte sur le bas-côté de la route, tandis que ses petits, trois oisillons décharnés, piaillaient autour. Je m'arrête. Les petits se sauvent dans le fossé. Je m'approche à la toucher, la perdrix ne bouge pas. Je la pousse de la pointe du pied: elle ne faisait pas semblant d'être morte, elle l'était. Je m'éloigne. Je me retourne. Les oisillons étaient revenus et houspillaient leur mère: allez maman, debout, arrête de faire la conne, il est parti.

LES BÉBÉS TROGLODYTES - C'est monsieur troglodyte qui fait le nid. Madame vient voir l'avancement des travaux et généralement désapprouve. Monsieur recommence ailleurs, il peut avoir à recommencer jusqu'à quatre fois. Faut dire qu'il n'est pas doué. N'importe quoi comme matériaux, même des petits clous, et du fil de fer. Mais surtout des brins du filet de mon panier de basketball. Et pour le site, alors là! N'importe où! Cette année il s'est même essayé dans un vieux soulier à moi qui pourrit près du compost. Pas question, a dit madame troglodyte. Trouve mieux que ça. Finalement, monsieur a squatté la cabane qu'occupaient déjà des hirondelles. Dewors, les hirondelles! Les bébés troglodytes sont nés il y a trois jours. L'impression qu'ils sont 97 là-dedans, ça chicane tout le temps; me semble entendre Plume chanter Les pauvres: Les pauvres ont jamais d'argent/les pauvres sont malades tout le temps/les pauvres ont des grosses familles/si leur vie est si mal aisée/ben qu'ils fassent pas de bébés.

LES BÉBÉS DE LA MOUFFETTE - Paraît qu'on a la rage. Je ne comprends pas très bien parce que l'an dernier, lors d'une vaste opération dans la région, nos ratons et nos mouffettes ont été vaccinés. Cette année, nouvelle opération raton; mais cette fois on ne les vaccine pas, on les tue. Paraît qu'ils ont la rage. Les contractuels du ministère de la Faune passent ramasser leur cage-piège le matin; l'autre matin, dans une de ces cages-pièges sur notre terrain, ils ont trouvé une mouffette.

Yé, une grosse mouffette! On l'emmène ou on vous la laisse? a lancé l'agent à ma fiancée qui les regardait faire. Il était sûr qu'elle allait les remercier. Pensez, une mouffette, la petite madame serait trop contente qu'on l'en débarrasse.

Laissez-la tranquille, a dit ma fiancée.

Oups.

À la fin, juste avant qu'ils partent, elle leur a demandé: Et si elle avait des bébés? C'est le temps des bébés.

(1) - Restez calmes. Merci.