Le samedi 15 septembre 2007


Monsieur le président
Pierre Foglia, La Presse

Je n'ai pas d'opinion sur votre commission, monsieur Bouchard, j'ai seulement quelques craintes, entre autres celle qu'elle lasse: quatre mois, c'est long. À vous dire la vérité, je m'ennuie déjà un petit peu.

Mon témoignage ne vous sera d'aucune utilité, je vous le fais comme on ouvre la fenêtre dans une salle surchauffée. Alors voici. Je suis arrivé au Québec il y a 44 ans. Juste pour vous expliquer, une semaine avant d'arriver ici, je travaillais à Paris, dans une imprimerie de la rue Saint-Benoît. Je logeais presque en face, dans une pension adossée à la faculté de médecine. Je ne sais pas si vous voyez. La rue Saint-Benoît relie la rue Jacob au boulevard Saint-Germain. Le café Flore, des Deux Magots, le métro Saint-Germain, Marguerite Duras habitait là, Ferré avait habité ma pension...

J'arrive donc à Montréal en octobre 1963. La Révolution tranquille est en marche, mais les curés sont encore partout. C'était tout le contraire d'aujourd'hui. Aujourd'hui, vous vous demandez comment vous accommoder de tous ces gens qui arrivent voilés et enkirpannés... Moi, quand j'arrive au Québec en octobre 1963, directement de la rue Saint-Benoît, c'est les Québécois qui portent la burqa, même si on ne la voit pas. C'est les «locaux», les intégristes. En 1965, je travaille chez Fides comme correcteur. L'avant-veille de Noël, Mgr Léger passe bénir les employés et, pour garder ma job, j'ai été presque obligé d'y baiser les doigts, à ce crisse d'ensoutané.

Excusez-moi, monsieur le président, je n'étais pas parti pour ça. Si vous le permettez, je vais juste vous raconter ma première journée au Canada.

Je suis arrivé à Dorval avec un ami. Un taxi nous a conduits à une maison de chambres dans le bas de la ville. Nous somes allés dîner dans un restaurant - Les Amis ou les Trois Amis - au coin de Sainte-Catherine et Bleury. Et le lendemain, monsieur le commissaire, je dis bien le LENDEMAIN, devinez quoi?

Le lendemain, j'ai trouvé du travail.

Je vais y revenir, mais juste pour finir avec mon ami. Il était ingénieur mais avait décidé que, tant qu'à changer de pays, il changerait aussi de métier, et il s'était mis en tête de devenir étalagiste. Je ne sais pas si on appelle encore comme ça les gens qui font les vitrines des magasins, mais c'est ce qu'il voulait faire. Et c'est ce qu'il a fait, effectivement, dans les semaines qui ont suivi. Alors bon, oui, les curés, mais en même temps le sentiment que tout était possible. Tu veux devenir étalagiste? Ça tombe bien, on en cherche un.

Je reviens à ma première journée complète au Canada. Dans cet ordre:
- J'ai trouvé un appartement.
- Je suis allé au terminus.
- J'ai acheté deux livres, dont un d'un auteur québécois, mon premier.
- J'ai trouvé du travail.

L'appartement était dans les petites annonces de La Presse. Meublé, forcément. Rue Barclay, dans le quartier Côte-des-Neiges, qui était déjà, à l'époque, un quartier d'immigrants. On y a déposé nos valises avant midi. Une bonne chose de faite.

Puis j'ai couru à ma seconde urgence, au terminus des autobus, à l'époque sur Dorchester. C'est pour un renseignement, monsieur. Combien coûte un billet pour San Francisco, aller seulement?

On n'était pas venus au Canada pour y rester. On avait aussi des visas d'immigrants pour l'Australie, mais avant, le plus tôt possible, la Californie. J'avais hâte d'aller traîner du côté de North Beach et de la City Lights Bookshop, des fois que j'y croiserais Burroughs et ses amis.

(Pour clore ce chapitre: j'ai fini par aller à San Francisco, mais sur le pouce. J'y suis devenu peintre (en bâtiment) et n'ai jamais rencontré Burroughs, même si je suis allé 23 237 fois à la City Lights Bookshop.)

En sortant du terminus, ce premier jour, j'ai marché au hasard. Je suis entré dans une librairie, sans doute celle de Henri Tranquille, mais je ne le jurerais pas. J'avais vu un livre de Maurice Sachs en vitrine - je l'ai encore! Le Sabbat - et, puisque j'étais là, j'avais connement demandé au libraire de me donner «un poète québécois». Je dis connement parce que c'est con. Tu commandes pas un poète comme un hot-dog avec de la relish. Le libraire avait eu le génie, c'est pour cela que je pense à Tranquille, de ne pas me brancher sur le trop évident Nelligan. Il m'avait donné Saint-Denys-Garneau. Je l'ai encore aussi.

Vous trouvez sans doute que ces détails n'ont pas grand intérêt pour votre commission, monsieur le président? Laissez-moi vous parler de poésie un instant. De nombreuses années plus tard, découvrant Anne Hébert: Mon ombre marche devant moi/fait des grands signes, ameute les passants/Prétend qu'elle est moi, j'ai eu l'impression d'avoir déjà entendu cela. C'était dans Saint-Denys-Garneau: Je marche à côté d'une joie/D'une joie qui n'est pas à moi/Je marche à côté de moi en joie...

Voyez, monsieur le président, comme la poésie nous renseigne utilement sur les loisirs préférés des «locaaux», nous les montrant en train de marcher à côté de leur joie, à côté de leur ombre, bref à côté de leurs souliers, comme le montre assez bien aussi, d'ailleurs, votre commission. Ne pensez-vous pas qu'on devrait rendre la poésie obligatoire aux immigrants?

Je dis n'importe quoi, bien sûr. Comment imposer des cours de poésie aux immigrants quand les enfants d'ici sont immigrants dans leur propre poésie? Voyez ces têtes de Tamouls-arrivés-de-la-veille qu'ils prennent quand on leur dit Saint-Denys-Garneau, Miron, Desbiens, Daoust.

Mais je reviens à ma première journée au Canada, monsieur le président. Comme il me restait du temps, je me suis trouvé une job. Le plus simplement du monde. J'étais typographe. Je suis allé au syndicat de l'imprimerie, qui avait pignon sur la rue Rachel. Avez-vous une job de typographe? Et ils m'ont dit oui. Il y en a une à l'imprimerie du Nouveau-Samedi, rue de Bullion. J'y suis allé fissa, je ne disais pas encore «drette là» à l'époque. Sais-tu faire de l'imposition? Des titres à la Ludlow? Connais-tu la mono? Je savais. Demain matin, 8h. Un peu plus de 100$ par semaine. J'ai calculé qu'il me faudrait moins d'un mois pour économiser mon billet pour San Francisco.

Voilà, monsieur le président, c'était ma première journée au Canada. Le lendemain, j'ai travaillé toute la journée. Et toute la semaine. Et le mois suivant. Me voilà 44 ans plus tard, je travaille encore.

Savez-vous, monsieur le président, la toute première de ces valeurs communes dont vous parlez tant, la toute première dans n'importe quelle société, c'est le travail.