Le samedi 6 octobre 2007


La haine
Pierre Foglia, La Presse

À l'unanimité ou presque, vous m'avez trouvé pourri, voire pathétique lors de mon passage à l'émission de Desautels jeudi après-midi.

Même si je ne l'ai pas écoutée - par lâcheté plus que par désintérêt -, je partage entièrement votre opinion, j'y fus lamentable, je n'avais rien à répondre à Frosi qui me rentrait dedans allégrement en tapant et retapant sur son clou: vous avez fait une job de cul dans le dossier Jeanson, monsieur le chroniqueur. Que vouliez-vous que je lui réponde à part: Euh, oui, c'est vrai? Mon grand tort a été de tenter de m'expliquer, never, never explain.

Je ne peux même pas avoir de regrets, personne ne m'a tordu le bras pour aller à cette émission (une de mes préférées!), je m'y suis précipité de mon plein gré pour des raisons qui n'ont rien avoir avec Jeanson, des raisons que, pour une fois, je vais garder pour moi.

Anyway, il est sain de temps en temps de se faire servir sa propre médecine, comme je le dis souvent aux gens qui se plaignent parce que je viens de leur donner du bâton: arrêtez donc de geindre, vous n'en mourrez pas.

Je n'en suis pas mort. Et cela a fait plaisir à tellement de gens. Allez, je ne découvre pas qu'ici et là on m'exècre, je le savais déjà. Je découvre tout de même, avec un certain effarement, dans quelques courriels marqués d'une agressivité haineuse, qu'ici et là, on me tient pour rien de plus que de la charogne faisandée.

Je suis sincèrement étonné de susciter des sentiments aussi excessifs, moi qui me trouve moyen en tout, modéré par prudence, tiède de sentiment, middle of the road pour le goût, incapable de haïr qui que ce soit bien que j'hayisse - ce n'est pas le même verbe - bien que j'ayisse un peu tout le monde c'est vrai, en particulier les 20 000 matantes qui s'apprêtent à m'écrire, drette-là, ben moi, M. Foglia, je vous z'èèèèèème.

L'ARBRE - Il y a dans mon bois un érable gigantesque que la foudre a fauché à 15 pieds du sol voilà déjà bien des années. L'énorme fût a pourri debout, tors et tourmenté, sculpture minéralisée dans laquelle je crois reconnaître la physionomie de ma mère. J'emporte souvent un livre pour lire près de là, souvent Pessoa qui parle bien des arbres, ou Gracq qui parle bien de tout, aussi Ossip Mandelstam, deux robustes tilleuls que l'âge avaient rendus sourds levaient dans la cour leurs fourches sombres (tiré du Voyage en Arménie).

De ce fût pourri part une branche unique, bras qui n'en finit pas de s'étirer à l'horizontale et sur lequel j'ai déjà surpris des bébés ratons en train de se courailler. Cette branche plus ou moins pourrie se ramifie d'une autre plus petite qui porte des feuilles.

Ma question: comment la branche pourrie d'un tronc presque désagrégé peut-elle vivre encore en son extrémité? Ou si vous préférez: pourquoi la mort nous inquiète-t-elle à ce point puisque tant par nos racines pourries qu'en nos extrémités la vie continuera?

LAPINS - Quand j'étais petit, tous les dimanches, on mangeait un lapin qui se dit coniglio en italien, coniglio arrosto. Mon père le tuait le samedi en le levant par les pattes arrière d'une main, le lapin redressait la tête, du tranchant de l'autre main mon père lui assénait un coup dans le cou, le lapin assommé était suspendu à deux crochets et aussitôt saigné, le sang pissait dans un bol. La lame du couteau glissait ensuite le long du ventre qui s'ouvrait sous la pression des entrailles fumantes dont mon père ôtait le foie. Je le mangeais comme ça frais, à peine passé dans la padella, c'était pour me donner des forces, disait ma mère. Le lendemain mon père se réservait la tête, mangeait les yeux qu'il sortait de leur orbite à la pointe du couteau. T'en veux un?

Je voulais bien. Ça ne goûtait rien, mais c'était amusant et ça écoeurait ma soeur.

Le semaine dernière, grand spécial lapin dans notre cahier bouffe. Je commence à lire: du lapin nous prenions autrefois la petite queue velue pour en faire un porte-clés.

Attends là, vous êtes des barbares ou quoi?

LES PROFS - Elle est prof de musique dans une école qui accueille des élèves en concentration-musique. Cours de théorie, de solfège, instrument principal, instrument secondaire. Aujourd'hui cours de théorie, elle leur explique que la beauté passe par la rigueur. En musique surtout. Le regard de la prof se porte sur Léa qui travaille depuis trois semaines un texte difficile de Bach, une mécanique impitoyable pour les deux mains, la prof l'a entendue l'autre jour, la petite s'en tire bien. La prof lui sourit. Léa, dans cette école de merde, c'est du pur bonheur.

Léa est unique ou presque.

Léa est noyée dans la masse des élèves qui ont choisi le chant populaire. L'école est pleine de chanteurs et chanteuses qui rêvent d'être remarqués par Josélito Michaud. Quand ils chantent Brel c'est toujours La Quête, jamais La ville s'endormait. Quand ils chantent Desjardins c'est toujours Tu m'aimes-tu avec la même intonation, le même phrasé trembloté que lorsqu'ils chantent l'impossible étoile. Entre eux les profs de musique les appellent les guidounes. Sont à gifler mais moins que leurs parents.

Il est prof je ne sais pas où, je ne sais même pas de quoi. Depuis des années il m'écrit que la réforme n'est pas une si mauvaise affaire, qu'elle est une tentative ratée, mais une tentative quand même pour sauver ce qui peut encore être sauvé de la paresse. Au contraire de la prof de musique, il soutient qu'il faut laisser Léa avec les guidounes. Qu'il faut arrêter d'écrémer pour envoyer les meilleurs dans des programmes spéciaux, que lorsque les nuls se retrouvent entre nuls ils deviennent encore plus nuls. Que partis comme on est là, on s'en va, la pédale au fond, vers un monde adéquiste.

Les profs sont de formidables chroniqueurs de l'avenir. Ils nous disent que les adultes de demain confondront le manque et le vide, le sombre et l'obscur, l'absence et le désir, l'estime de soi et la merde de brontosaure.