Le jeudi 11 octobre 2007


Des vaches, des robots et les humains
Pierre Foglia, La Presse

Je suppose que vous ne savez pas combien de pis a une vache?

C'est un peu mêlant parce que le pis peut aussi bien désigner toute la patente, toute la poche à lait de la vache, que les quatre tétins que l'on nomme aussi des pis, encore que le vrai mot, celui employé part les fermiers eux-mêmes, est plutôt des trayons.

Et puisqu'on y est, la poche à lait n'est pas l'outre qu'elle semble être, elle est divisée en quatre compartiments étanches appelés quartiers, chacun prolongé par un trayon.

Voilà, vous savez tout du dessous de la vache. Je vais maintenant pouvoir vous raconter mon histoire, mais encore un détail.

Dans les fermes laitières, on trait les vaches le matin et le soir dans des salles de traite où des trayeuses électriques peuvent tirer jusqu'à 12 vaches en même temps. Pour une centaine de vaches, l'opération - laver les trayons, poser les manchons trayeurs sur les pis, laver la salle avant et après, l'opération disais-je prend chaque fois deux heures et demie le matin, deux heures et demie le soir. Cinq heures de la vie du fermier tous les jours, pas de dimanches, pas de Noël.

L'hiver dernier, le poids de la neige a fait s'écrouler le toit de la salle de traite de la ferme laitière des Girardet, pas très loin de chez moi. Plutôt que d'en reconstruire une nouvelle, le fermier et son fils ont fait installer dans leur étable deux robots de traite.

Je sors à l'instant de l'étable des Girardet.

Pis? Pis laissez-moi d'abord vous féliciter pour cette excellente question.

Pis je vous donne tout de suite ma conclusion: l'Homme, malgré son incroyable génie n'est finalement pas si loin de la vache. Mais d'abord le génie.

J'imaginais ces robots de traite comme des super trayeuses qui pourraient traire disons 40 vaches à la fois au lieu de 12. Pas du tout. Le robot trait une vache à la fois. Une.

Qui mène la vache au robot?

Personne. Elle y va toute seule. Quand elle veut, le matin, le soir, à minuit, à 2h du matin. Le robot opère 24 heures sur 24. Le fermier? Il vient de récupérer cinq heures par jour, il peut relire tout Schopenhauer si y veut ou aller aux danseuses.

Une étable conventionnelle avec de la paille, des chats, des veaux qui viennent de naître. Des vaches vont et viennent autour du râtelier central, mais la plupart sont pesamment couchées dans leur box. Les deux robots de traite (1) sont à chaque extrémité de l'étable.

Comment ça marche? La vache se présente à la barrière du robot qui l'identifie grâce à la puce électronique qu'elle porte au cou. Le robot lui ouvre la barrière. La vache accède à une étroite plateforme. La barrière se referme. Un bras articulé portant des brosses passe sous le ventre de la vache pour laver délicatement les trayons. Quand le lavage est terminé, un autre bras, guidé par un laser, vient poser les quatre manchons trayeurs sur les trayons. Le robot a en mémoire la géographie du pis de chacune des 105 Holstein des Girardet, la longueur et la disposition particulière à chaque vache des trayons. Le robot sait aussi si la vache vient de vêler et envoie alors le colostrum dans un bac différent. Le robot trait la vache quartier par quartier, cesse de tirer sur le trayon quand un quartier est vide, distinction que ne faisait pas la trayeuse électrique. Plus calme, la vache donnera plus de lait, développera moins de mammites. Le robot détecte les mammites. Le robot analyse le lait trayon par trayon, son poids, sa couleur, sa teneur en gras, données qui sont instantanément consignées dans l'ordi du fermier, dans son bureau.

Quand la traite est terminée, une porte s'ouvre devant la vache, elle sort, si elle n'est pas sortie au bout de 20 secondes, un léger choc électrique la renvoie dans l'étable. Suivante.

Service 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Un problème? Un imprévu? Le robot téléphone au fermier. C'est arrivé une fois en trois mois.

Vous avez compris que je n'avais rien compris, bien sûr, à cette incroyable technologie, aussi vous serez bien aimables de ne pas me poser de questions niaiseuses du genre: comment ça marche exactement. Exactement, je n'en sais foutre rien. Par contre, vous devriez me demander pourquoi les vaches sont si «willing» pour aller se faire traire toutes seules!

Parce que tout est là finalement. Cette géniale technologie ne serait d'aucune utilité sans le truc qui pousse les vaches à se présenter d'elles-mêmes à la porte du robot. Si le fermier devait mener les vaches au robot une par une, toute cette robotique hyperperformante ne servirait à rien.

Tout est dans le truc qui fait que la vache veut se faire traire.

Con, ce truc, mais con! De la moulée parfumée à la vanille! Pendant qu'elles se font traire, le robot sert aux vaches de la moulée vanillée. Elles capotent. Encore, encore. Certaines se présentent jusqu'à huit fois dans une journée à la barrière du robot qui les renvoie bien sûr. T'es déjà venue trois fois aujourd'hui, grosse gourmande, dégage!

À bien y penser, y'a pas que les vaches. Nous aussi on marche au bonbon, au bonus. Nous aussi la gloutonnerie nous mène à un robot qui nous pogne par la poche pour la vider. Ce robot - on l'appellera économie - super intelligent, super compliqué - je suis bien incapable de vous expliquer comment il fonctionne. Mais son truc, c'est le même truc, con comme la mort, que pour les vaches: un peu de moulée sucrée.

J'en veux encore.

Ce qui est étonnant, c'est que les vaches, au bout de deux mois, elles ont compris qu'il ne servait à rien de se présenter huit fois à la barrière. Mais nous, les humains, le parking du IKEA est plein.

(1) Des robots hollandais, des Astronaut chez Lely. À noter que le robot de traite est beaucoup plus populaire en Europe qu’en Amérique du Nord, et beaucoup plus populaire en Ontario qu’au Québec, où moins d’une vingtaine de fermes laitières en sont équipées.