Le samedi 3 novembre 2007


Je hais les chars
Pierre Foglia, La Presse

À cause du vélo? Rien à voir. La plupart des cyclistes que je connais sont des automobilistes aussi bêtes que les autres. Je hais les chars culturellement, pour la place que prend toute cette tôle dans notre vie, il y a toujours un char qui part, qui passe, qui transmute l'émotion du moment en un vroum-vroum à la con. Vous ne l'avez jamais noté? Juste comme vous remarquez la couleur du ciel, passe un camion.

Je hais les chars pour la place qu'ils prennent dans nos vies mais aussi pour les vies qu'ils nous prennent, plus que le cancer, l'Irak et l'Afghanistan réunis. Cette petite fille de 3 ans qui vient de mourir dans sa cour par la faute d'un jeune chauffard, je ne sais rien de plus lamentable, de plus enrageant.

J'ai fait de l'imprudence et de la petite délinquance les règles de ma vie. Un exception: au volant, je deviens le plus pusillanime des mononcles. Les deux mains sur le volant je respecte les limites de vitesse même à trois heures du matin en traversant un village désert. Je ne conduis jamais de manière intimidante. Je m'arrête sur le bas-côté pour téléphoner. Je ne brûle pas le feu orange. Je fais mes stops. Je ne prends jamais le volant saoûl, ni même pompette, ni gelé. Même que chaque fois que c'est possible, je ne prends pas le volant du tout, c'est ma fiancée qui conduit. Il m'arrive certes de ne pas boucler ma ceinture, mais je ne tuerai personne à cause de cela, sauf moi.

Tasse-toé mononcle, trépigne le char derrière moi... une seconde, monsieur l'impétueux, mononcle va se tasser dès qu'il aura dépassé le camion et qu'il pourra se rabattre en toute sécurité, voilà, voilà, mononcle se tasse, allez tu peux passer, allez fonce à 150 kilomètres à l'heure vers ton bungalow où t'attend ta petite vie à 12 kilomètres à l'heure.

Je hais les chars. Même quand on fait tout bien, on peut tuer quelqu'un. Cela s'appelle un accident. Il en arrive plein. Une distraction. Une fausse manoeuvre. Un bris. Une crevaison. Une plaque de glace. Mais le plus souvent ce n'est pas un accident. Excès de vitesse. Facultés affaiblies. Dépassements débiles. Et ces jeunes gens qui font les jars, qui perdent le contrôle, entrent dans une cour où joue une petite fille. Tuent la petite fille.

Je hais la mesquinerie de ces crimes de hasard, d'ailleurs ce n'est pas le hasard. Le hasard, ce sont les êtres qui auraient traversé la vie de la gamine, les pays où elle se serait plu. Ce n'est pas le hasard qui l'a tuée mais la vitesse, la connerie, cette culture qui fait vroum-vroum.

Le tueur qui exécute un contrat est moins débile que celui-là dans son char qui tue en toute innocence l'enfant qui jouait dans sa cour. Ce n'est pas le hasard. C'est un crime. Le jeune homme au volant avait seulement son permis temporaire. On ne sait pas trop ce que l'autre, celui qui a 17 ans, celui qui conduisait une Sunfire a fait. On ne le saura jamais. Les avocats sont en train d'arranger ça.

Anyway. Je hais les chars avec des noms comme Sunfire. Je ne saurais pas que c'est une Sunfire s'il en entrait une dans ma cour, mais avec un nom pareil j'imagine que ça doit ressembler à un suppositoire. Sunfire. Soleil de feu, poésie pétaradante pour petits cons de tôle.

Pour les uns cela prendrait plus de policiers. Pour les autres des radars partout. Si vous voulez mon avis, ça prendrait surtout des parents qui n'offrent pas des Sunfire à leur gamin de 17 ans. Qui ne leur passent pas non plus la clé de leur Golf quand il n'a que son permis temporaire.

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Comme toujours quand il arrive ce genre de drame, les gens vont déposer des fleurs là où a eu lieu l'accident, laissent parfois aussi quelques mots. «Peut-être que Dieu a eu besoin d'un ange», a écrit quelqu'un. C'est gentiment tourné. Trop gentiment tourné. Cela dit combien on a le pardon facile pour ce genre de crime. Combien on se dépêche de faire la part de Dieu plutôt que celle du diable.

On ne dirait pas ces mots-là pour le crime d'un pédophile: Peut-être que Dieu a eu besoin d'un ange. Pourtant, comme les pédophiles, ces petits cons se laissent aussi conduire par leur queue, leur testostérone, leurs hormones de merde.

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Ah oui, il y a eu aussi ce brillant avocat. L'un des deux garçons ayant eu 18 ans le jour de l'accident, un journaliste de Radio-Canada a présumé que celui-là, au moins, serait jugé chez les adultes. Cela dépend, a protesté le brillant avocat.

Cela dépend de quoi, maître?

De l'heure à laquelle il est né.

Et de l'heure à laquelle la gamine est morte, c'est ça, maître? Comme c'est amusant.

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C'était ce matin au garage. La réparation prendrait plus de temps que prévu, le fils du garagiste m'a reconduit chez moi en empruntant un chemin inhabituel.

Tu passes par là?
Ouais. Pas de police, pas de stop.
T'as peur de la police?
J'aime mieux pas les voir. Mes pneus sont pas «légal».
Qu'est-ce qu'ils ont tes pneus?
Sont plus larges, sont plus lisses aussi.
Qu'est-ce tu fais avec ça?
Y collent plus quand je fais des starts.
Je ne sais pas ce qui m'a pris, je devais penser à cette enfant tuée dans sa cour, tu vois, je lui ai dit, il y a environ 10 ans, deux enfants ont été tués juste ici, sur le chemin Klondike, par un chauffard d'à peu près ton âge.
Le reste du chemin s'est fait en silence. Merci, j'ai dit en débarquant. Ouais, il a dit en soupirant.
- Envoie de Jackie S.