Le samedi 17 novembre 2007


Vroum vroum encore
Pierre Foglia, La Presse

C’est une jolie maison toujours à vendre comme si, pas plutôt installés, les nouveaux arrivants lui trouvaient un vice rédhibitoire. Mais je ne crois pas que ce soit un vice, plutôt une malédiction. Cette maison là a été frappée d’un si grand malheur qu’elle est devenue, en quelque manière, irrespirable.

À une époque cette maison était sur le chemin de la mienne, je passais devant tous les jours, c’était la plus joyeuse maison du canton, des enfants couraient dans le gazon, un gros chien blond accompagnait leurs jeux ; l’hiver, les mêmes jouaient dans la neige, quand je passais en joggant, leurs rires, leurs cris et les jappements du Golden me poursuivaient longtemps.

Et puis un jour les parents de ces enfants-là et deux des enfants ont été tués, en revenant de Saint-Jean, sur le chemin Grand Ligne. Une collision frontale. Un abruti qui venait en sens contraire et a tenté un dépassement insensé. Il roulait à 127 km/h dans une zone à 80. La maison est restée longtemps inhabitée, le traîneau des enfants a pourri dans l’herbe haute près de la grange. Les premiers qui ont acheté la maison après l’accident l’ont revendue presque tout de suite. Ça continue depuis, comme si de ce grand malheur avaient émané des miasmes qui la rendent pour toujours inhabitable.

On a beaucoup parlé cette semaine de sécurité routière, de limite de vitesse, de radars photo, de tolérance zéro, de surveillance renforcée, on a beaucoup parlé finalement de la peur du gendarme. Comme s’il n’y avait pas d’autre solution et peut-être, effectivement, qu’il n’y en a pas d’autre. La peur d’avoir à payer une amende de 400 $ et la peur de perdre des points de conduite rendent l’homme et sa fiancée plus civilisés que la peur de tuer le monsieur, la dame et leurs deux enfants qui s’en viennent dans l’auto en face.

J’emprunte Grande Ligne quatre ou cinq fois par semaine. Je roule à la limite permise : 80 km/h et me fais dépasser cent fois bien sûr. À l’aller comme au retour, sur le rang Nord, je passe devant la maison du grand malheur et chaque fois, pendant une seconde ou deux, pas plus, je vois courir les enfants, j’entends leurs rires et le chien qui jappe.

* * *

Des pleurs et beaucoup de colère, titrait mon journal au lendemain des funérailles de la petite Bianca. Colère causée par la libération sous caution des deux jeunes hommes impliqués dans l’accident.

Colère que je ne partage pas. Les garder en prison pourquoi ? À pied ils ne sont pas dangereux. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de briser la vie de ces garçons et celle de leur famille pour réparer ce qui est à jamais irréparable. Je ne crois pas non plus aux sanctions exemplaires, il n’est pas plus imperméables à l’exemple que les petits cons qui font la course dans le rues. Plus le risque est grand, plus le thrill aussi est grand, et les accidents n’arrivent qu’aux autres évidemment.

Ce qui est proprement scandaleux, par contre, c’est l’histoire qu’on essaie de nous raconter. Deux amis, chacun dans leur voiture, se retrouvent à la même intersection, quel hasard ! Vous allez voir qu’on va bientôt nous raconter que le premier allait rapporter des livres à la bibliothèque, tandis que le second allait à son cours de flûte à bec. De si bon garçons.

Justement, s’ils sont si bons, le moins qu’ils puissent faire est de témoigner de cette navrante réalité, de nommer ce sport vieux comme le moteur à quatre temps : la street racing. Moteurs reconditionnés dans des carrosseries poubelles, des bons garçons bien sûr, il n’y a que dans les bonnes familles que junior peut trouver 6000 $ pour faire modifier son moteur.

Rien de bien nouveau. «Moi aussi je viens de L’Île-Perrot, m’écrit cette dame, mon père faisait des courses de motoneige avec les frères Villeneuve, ma mère a gagné des trophées alors qu’elle était enceinte, moi dès que j’ai eu mon permis, à fond la pédale, en 10 ans, ma soeur, mon frère et moi, à nous trois on a perdu notre permis neuf fois pour excès de vitesse.

J’ai pas la radio, pas la télé, juste l’ordinateur, c’est ma sœur qui m’a appris pour la petite fille, on a pensé la même chose : la petite fille, ça aurait pu être un de nous trois. C’est miracle qu’on n’ait tué personne, pis on n’a pas de conseil à donner, dans ce trip-là, tant qu’il n’arrive rien, tu te crois intouchable.»

Rien de bien nouveau ? Si tout de même. Les sites Internet spécialisés en «street racing» et les blogues où on va se vanter, où on va raconter comment on vient tout juste de faire freaker le bourgeois sur Taschereau ou sur le boulevard de la Concorde.

* * *

En août dernier, Marie-Hélène revenait en vélo du café Gaïa. C’est à Gatineau. Sur le pont Lady-Aberdeen, un chauffard saoul l’a happée. Marie-Hélène est morte dans l’ambulance. L’homme en était à sa troisième récidive au volant. Il a pogné sept ans. Hugo, le chum de Marie-Hélène trouve que sept ans c’est pas beaucoup, il en aurait souhaité 1000. Quand Hugo raconte l’histoire de Marie-Hélène, il voit bien que les gens s’en foutent, c’est tellement banal, c’est pas comme si sa blonde était morte pour la patrie en Afghanistan. Elle est morte pour rien.

Hugo habite maintenant Montréal, il est en résidence étudiante boulevard René-Lévesque, du haut sa fenêtre il regarde les autos.

Qu’est-ce qu’il faudrait faire Hugo ?

D’abord il faut détester les autos.

Ensuite ?

Ensuite il faut haïr les chars.