Le jeudi 23 novembre 2007


La soeur de Judith ou la broderie du temps
Pierre Foglia, La Presse

On pourrait penser que le personnage principal de ce petit roman magique - je vous dirai plus loin ce qu'il a de magique - est la soeur de Judith puisque c'est le titre: La soeur de Judith.

Mais non. La soeur de Judith qui s'appelle Claire ne joue pas un si grand rôle. C'est seulement qu'on tombe tout de suite sur elle en ouvrant le livre, alors qu'elle s'apprête à participer à un concours pour devenir danseuse à gogo pour Bruce et les Sultans, un groupe yéyé des années 60 pas si quétaine pour l'époque, sauf que Bruce pognait fort avec les filles et ça a fini par le rendre guimauve. Ces détails-là ne sont pas dans le livre, je le sais parce que je suis vieux.

Alors, si l'héroïne du roman n'est pas la soeur de Judith, c'est peut-être Judith elle-même? Non plus. Judith qui a 11 ans n'est que la grande amie de la narratrice qui a 11 ans aussi et qui n'est pas nommée. On ne saura jamais comment s'appelle cette gamine qui nous parle tout le long de ce roman magique et un peu miraculeux, magique je vous dirai pourquoi plus loin, mais miraculeux je vous explique tout de suite.

99,9% des romans qui ont un enfant pour narrateur ou narratrice sont des livres totalement merdiques - Le petit prince par exemple - pourquoi? Parce que dans ces livres-là, c'est toujours un adulte qui écrit en culotte courte et en prenant une petite voix, et en dessinant des moutons à con, et en faisant des lulus à ses phrases. In-sup-por-ta-ble. Ce qui est très fourrant, c'est qu'une glorieuse exception à cette règle a donné à la littérature ce très grand livre qu'est L'attrape-coeurs de Salinger que tout le monde essaie de copier. Anyway.

J'exagère. Il y a d'autres exceptions. Le gamin de Fantasia chez les Ploucs, et peut-être le petit Arabe de La vie devant soi. Ajoutez, à partir de tout de suite, La soeur de Judith de Lise Tremblay.

Je ne vous raconterai pas l'histoire, de toute façon il n'y en a pas. Il y a les vacances scolaires de deux gamines dans le Chicoutimi-Nord de la fin des années 60, il y a les parents de la narratrice, maman couturière et révoltée, papa bûcheron qui revient juste pour la fin de semaine... mon père racontait sa semaine à ma mère, j'aime bien l'écouter raconter mais ma mère n'apprécie pas trop, on dirait qu'elle veut garder mon père et ses histoires pour elle toute seule... Il y a ces soirées au terrain de balle avec Régis, le frère de Judith qui est mongolien et qui se place derrière le grillage du receveur pour l'imiter. Il y a un suicide et un accident. Et vers la fin du livre, quand la narratrice entre à la polyvalente, le jour même de la rentrée, apparaît mon collègue Réjean Tremblay, où plutôt il n'apparaît pas justement, le directeur présente tous les profs sauf un, le prof de latin qui est aussi journaliste au Progrès-Dimanche. C'est pour ça qu'il n'est pas là, il est en reportage. C'est bien notre Réjean, j'en étais sincèrement ému, je l'ai trouvé mille fois plus vrai, surgissant comme ça d'une fiction, que je ne l'ai jamais vu à la télé.

Ce que ce livre-là a de magique? L'écriture tout simplement. La magie de l'écriture. Vous n'y verrez rien, c'est voulu, c'est précisément à cela que sert la magie: à cacher le travail d'écriture, l'effort d'écriture. C'est une petite fille qui parle, sans une fausse note, sans une pirouette inutile, qui parle avec des mots de Chicoutimi-Nord, des mots de 1960, des mots comme on en trouve dans le Écho-Vedettes qu'elle feuillette et dans les chansons de Bruce et les Sultans qu'elle écoute. La magie, c'est que cela soit devenu de la littérature.

Ne me demandez pas comment, je n'en sais rien. Si je le savais, j'écrirais des livres.

Tous les écrivains ont la littérature pour fin évidemment. Peu y parviennent sans trucs ni machins et avec cette économie de mots et de métaphores que l'on trouve dans le roman de Lise Tremblay. Je ne connais que Annie Ernaux (La place, Une femme, Journal du dehors) pour écrire avec cette simplicité volontaire, sauf que Ernaux travaille sa sobriété au sécateur, en coupant tout ce qui dépasse. Lise Tremblay, au contraire, donne l'impression de ne rien empêcher, ses personnages disent tout ce qu'ils ont à dire, l'été passe lentement, et comme l'écrivait si magnifiquement Céline, la broderie du temps devient musique...

Pour les écrivains, la littérature est une fin; pour le lecteur, une musique qui fait danser le monde.

EN LIBRAIRIE À lire absolument dans la revue littéraire liberté, le texte d'ouverture de ce numéro consacré à la droite, texte de Pierre Lefebvre intitulé Sale temps, qui porte sur la culture considérée «comme bâton dans les roues du progrès». Un texte essentiel qui constate la disparition de l'art et des humanités de l'espace public. «C'est notre capacité à concevoir le monde hors des idées reçues que l'on évacue du même coup.» À lire, à faire lire surtout. Dans le même numéro un texte de Guy Scarpetta (L'âge d'or du roman) qui réajuste, entre autres, les commentaires de Guy Debord sur la société du spectacle.

Amateurs d'humour absurde? De nonsense? Vous vous ennuyez des grands textes de Woody Allen? Retournez-y, mais évitez absolument le dernier Allen justement, traduit chez Flammarion sous le titre L'erreur est humaine, l'erreur ici est d'avoir publié ces fonds de tiroirs. D'habitude ils attendent que l'auteur soit mort pour commettre ce genre d'arnaque.

Je me demande ce qui me désole le plus, sortir déjà ma pelle ou Jocelyne qui se trémousse et frétille en annonçant la première bordée de neige?