Le lundi 24 décembre 2007


Journal de Noël
Pierre Foglia, La Presse

Je tiens ce journal depuis environ un an. Bien irrégulièrement, il est vrai. Je peux rester une semaine sans l’ouvrir, ou y revenir trois fois dans la même journée. Je vous résume pour que vous ne soyez pas obligé de tout le relire. J’ai entrepris ce journal le jour même où ma femme a déménagé dans l’appartement du dessus. On en parlait depuis longtemps et puis c’est arrivé. La première entrée de ce journal tient en cinq mots : c’est fait, je suis seul. L’an dernier, on a quand même passé les Fêtes ensemble sans rien dire à sa famille ni à la mienne. Seule Jane, notre fille, était au courant. Jane était à ce moment-là à Londres, dans une école de danse.

Jane est rentrée à Montréal en mai en nous annonçant qu’elle n’aimait plus la danse.

Qu’est-ce que tu veux faire ?
Je veux être mère. Je suis enceinte de deux mois.
On revenait d’aller la chercher à Dorval. Ma femme, qui conduisait, et moi avons crié en même temps : Quoi ?
Jane aura 17 ans en janvier.
Jane s’est installée chez sa mère, mais elle est souvent chez moi. Elle a fini par nous dire que le père était probablement un Noir qui jouait au basket dans la cour de l’école voisine de la pension où elle vivait, à Londres. J’ai levé les yeux au-dessus de mes lunettes :
Probablement ?
En tout cas, il n’est pas au courant, a éludé Jane.

DIMANCHE 9 DÉCEMBRE — Jane est venue déjeuner ce matin. Le dimanche, je sers, comme lorsqu’elle était petite, de la brioche au beurre. Je l’ai relancée sur le prénom de l’enfant. Au fait, Jane, c’est Jane Jacopone, du nom de sa mère, italienne. Jane, c’était pour le redoublement du « J », on dit aussi une allitération. Elle veut faire pareil pour son fils. Au fait, ce sera un garçon. Elle a passé tous les J en revue, Jules, Julien, Jacques, Jim, James, et s’est arrêté sur... sur Jésus.
Mais enfin, Jane, Jésus, tu n’y penses pas !
Tu préférerais Junior ?

LUNDI 10 DÉCEMBRE — Jane passe ses journées devant la télé à regarder son bébé. Je ne sais pas trop comment ça marche, une amie lui a offert une caméra-sonde qu’elle s’introduit, il suffit ensuite de syntoniser le canal 44 pour voir apparaître la chose sur l’écran.
On regarde-tu c’qu’y fait ?
Il ne fait jamais rien. La tête dans les genoux.

MERCREDI 19 DÉCEMBRE — Je n’avais pas de nouvelles de Jane depuis plusieurs jours. Je l’ai croisée dans les escaliers, hier ; elle reconduisait à la porte son amie Mathilde, avec laquelle elle venait de passer l’après-midi. On a échangé deux ou trois banalités. Ce matin, j’ai dit à Jane que son amie avait un air épouvantable.
Elle était hypergelée.
Ça lui arrive souvent ?
Tout le temps.
Avec quel argent ?
Qu’est-ce tu crois ? Elle deale.
Jane a passé la nuit sur le sofa du salon : Je dors ici, maman est sortie.

NUIT DU MERCREDI AU JEUDI 20 DÉCEMBRE, 5 H DU MATIN — Un cri monte du salon. Merde, ça y est ! J’appelle sa mère. Non, j’appelle un taxi d’abord...
Ce n’était pas ça. Juste un cauchemar. Là, là, grand fille.
Plus tard, elle m’a raconté son rêve. Tu te souviens de ce livre de Susanna Tamaro que tu m’as fait lire il y a deux ans...
Oui, c’était Per Voce Sola, pour voix seule.
Dans une des histoires du livre, il y a une femme qui accouche comme un serpent qui mue, elle sort elle-même de sa peau en même temps que le bébé, et après elle est vide pour toujours. Les gens ne s’aperçoivent pas qu’elle fait semblant d’aimer, de rire, de pleurer, de tout ressentir comme avant mais qu’en fait elle ne ressent plus rien... J’ai rêvé que c’est ce qui allait m’arriver.

SAMEDI 22 DÉCEMBRE — Dispute avec Jane. J’avais sorti sa flûte. Elle en jouait assez bien quand elle était petite.
Envoie donc.
J’ai toujours détesté ce machin. Pourquoi m’avoir mise à la flûte ?
Parce que c’est moins cher qu’un piano, niaiseuse.
Ah ah. T’es tellement drôle. Elle s’est emballée. T’es tellement drôle, le dernier mot tout le temps, tu fais chier tout le temps, tu fais jamais rien comme les autres. C’est Noël, OK ? Où ça, un sapin ? Où ça, des cadeaux emballés dans du papier rouge avec un petit chou ? Ou ça, des chocolats ?
Elle a fait tomber la flûte de la table et elle est remontée chez sa mère, poussant son ventre en avant.
J’ai passé le reste de l’après-midi à essayer de faire une crèche en défaisant les côtés d’une boîte d’épicerie de chez Milano. J’ai effiloché des bouboules d’ouate pour figurer la neige. Ça n’avait pas du tout l’air d’une crèche, mais d’une boîte d’épicerie avec de l’ouate dessus. J’ai appelé Jane. Viens, j’ai fait une crèche. Descends une poupée pour faire le petit Jésus.
Elle a plutôt descendu Babiche, un vieux nounours pelucheux. On a tout éteint. J’ai allumé une bougie. Sa flamme vacillante a installé une ambiance... Bah, je ne vous dirai pas une ambiance de Noël, mais bon, presque.

LUNDI 24 DÉCEMBRE — Jane ne veut plus aller réveillonner avec sa mère chez sa tante comme prévu.
Je peux rester avec toi, papa ?
Oui, mais je t’avertis, je fais rien. Je lis. Viens pas brailler après que c’est pas Noël.

MARDI 25 DÉCEMBRE — En me relevant au milieu de la nuit pour aller éteindre la lumière dans l’escalier et le salon, j’ai trouvé Jane endormie sur le sofa. Son gros ventre distendait sa robe de coton retroussée sur ses genoux d’enfant. Il neigeait dans l’écran de la télé.

MARDI 8 JANVIER — Avec un peu d’avance, Jane a mis au monde son bébé nègre, petite face ahurie comme s’il était déjà sur l’ecstasy. Finalement, il s’appellera Léon.
Comme Trotski, j’ai dit.
Non, comme son père, a dit Jane.