Le dimanche 29 juillet 2007


Love-Hate
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Ces jours-ci, des gens que je n'ai jamais vus prennent des voix catastrophées pour me saluer: Ah! bonjour, M.Foglia. C'est épouvantable, non?
Quoi donc?
Ben, le Tour de France.

Comment leur dire que j'entretiens depuis toujours avec le Tour de France une relation très... love-hate, comme disent les Chinois. Le Tour, l'institution, la légende, son folklore, son attirail, sa fanfare, son public, rien à foutre. Ce qui lui arrive me fait presque plaisir. Je ne suis pas loin de tenir le Tour de France pour la manifestation sportive la plus vulgaire, la plus ringarde, la plus beauf de la planète. Mais ce que je déteste le plus du Tour, la corporation, la business, la parenté politique, le tour, c'est Chirac et plus encore Sarkozy, cette suffisance et cette tyrannie si particulières aux petits patrons français qu'a incarnées jusqu'à la caricature l'ex grand patron du Tour, Jean-Marie Leblanc. Leblanc est parti il y a deux ans, mais il est toujours là. Le Tour de France est pour longtemps encore celui de Jean-Marie Leblanc.

Ce que j'aime du Tour? Les villages, les ponts fleuris, les coquelicots dans les prés, les toits en bardeaux, la lumière mouillée dans les vallées resserrées quand il vient de pleuvoir, j'aime la France du Tour, la campagne française l'été, une image achevée de la beauté et peut-être même du bonheur. Cette France-là existe sans le Tour, bien évidemment, je la connaissais avant le Tour, je la porte en moi, ce sont mes paysages intérieurs depuis toujours.

Le Tour de France est aussi une course de vélo, merci de me le rappeler. Je suis fou de course cycliste. Cela commence avec le tour de Down Under en janvier, cela va jusqu'au tour de Lombardie fin octobre, je ne me tanne pas de parler stratégie avec des amis, une heure par jour à lire tout ce qui ce qui s'écrit sur les sites de vélo. Pourtant, du plus loin que je me souvienne, c'est la première fois que le résultat final du Tour me laisse indifférent.

Hier, en revenant de rouler, je ne suis même pas allé voir qui avait gagné le contre-la-montre d'Angoulême. Je suis plutôt allé voir comment s'étaient classés les Québécois - Perras, Rollin, Gilbert, etc. - au tour de Toona, une des grandes épreuves du calendrier nord-américain.

Contador, Cadel Evans, Leipheimer, m'en fiche. Ce n'est pas leur faute. C'est la faute de Rasmussen. J'ai décroché du Tour il y a une semaine quand Rasmussen a fait onzième du chrono d'Albi. J'ai vous ai expliqué au moins trois fois pourquoi. Je vois à vos courriels que vous n'avez toujours pas compris pourquoi Rasmussen, c'est scandaleux, alors que Vinokourov, c'est «normal». C'est pas grave. Si ça peut vous consoler, les trois quarts des Français que vous voyez sur le parcours du Tour ne connaissent pas le vélo plus que vous. Ça fait 20 ans qu'ils vont pique-niquer dans l'Aubisque ou le Ventoux avec Yvonne, et ils répètent les mêmes conneries année après année: tu vois comme c'est dur, Yvonne, comment veux-tu qu'ils ne se droguent pas...

La semaine dernière, j'ai fait un brin de conduite à un type que je venais de rencontrer sur le chemin Saint-Armand. On descend une petite bosse, il me dit: regarde, on vient de rouler à 46km\h dans une descente, c'est la moyenne que font les coureurs du Tour sur 200 kilomètres...

Pis?
Pis faut bien qu'ils se droguent pour tenir ce rythme-là sur 200 km.

Comme si deux vieux cyclos pouvaient avoir un quelconque rapport avec des athlètes qui pédalent 30 000 km par année. Pas facile d'aller contre les clichés. Celui-ci, par exemple: le Tour est l'épreuve sportive la plus dure du monde. Ben non. Pas plus dure que la boxe, que l'aviron, que le ski de fond, que le triathlon. Un match de tennis de deux heures au grand soleil, c'est au moins aussi dur que quatre heures de vélo sur le plat, bien à l'abri, dans le peloton.

Les coureurs du Tour de France ne se droguent pas parce que c'est dur. Le contraire: c'est dur parce qu'ils se droguent. Le Tour (de l'époque moderne) est devenu beaucoup plus difficile depuis l'apparition des drogues qui apportent de l'oxygène au sang, drogues très performantes qui ont permis au peloton d'atteindre des moyennes incroyables sur le plat, et aux équipes des leaders d'imposer des rythmes déments dans les premières parties d'ascension des cols, ces fameuses mises en orbite que les US Postal de Lance Armstrong avaient porté à un point d'efficacité proprement effrayant.

Qu'est-ce que je disais, avant qu'on reparle de drogue? Voyez, la vraie histoire de drogue de ce tour de France, celle qui est véritablement au coeur du problème du cyclisme, c'est celle de l'Italien Cristian Moreni, de l'équipe Cofidis. Demandez-vous pourquoi un coureur qui est 54e à 1 heure et 56 minutes du maillot jaune prend le risque d'une lichette de testostérone. Non, ce n'est pas parce qu'il voulait finir 52e. La situation du vélo professionnel est toute dans le cas Moreni.

Ces jours-ci, des gens que je n'ai jamais vus me demandent si le Tour de France va continuer.

Bien sûr. Tant que les audiences seront fortes à la télé, et elles le sont plus que jamais cette année. Le scandale fait recette, c'est bien connu. Tant que la télé paiera des redevances. Tant qu'il y aura des sponsors pour payer les coureurs. Tant qu'il y aura des villes pour vouloir être étapes du Tour, et elles se battent pour l'être.

Oui, le Tour va continuer.

Qu'est-ce qui va changer?
D'après moi, rien. J'entends la direction du Tour promettre que la sélection des équipes se fera désormais en fonction de leur moralité. Ça se mesure comment, la moralité? Au début du présent tour, on a fait signer aux coureurs et aux équipes des déclarations sur l'honneur qu'ils ne prenaient pas de dope. Rappelons que Vinokourov a signé. Que Moreni a signé. Que Leipheimer a signé. Que Contador a signé. Que Cadel Evans a signé.

Moreni, Vinokourov, Rasmussen... n'est-ce pas la bonne nouvelle de ce Tour? La preuve que la lutte antidopage gagne du terrain?

Rasmussen était probablement le coureur le plus gelé du Tour. Or, il s'en est fallu d'un tout petit poil que le coureur le plus gelé du Tour gagne le Tour. Un hasard, en fait, quelqu'un l'a vu s'entraîner en Italie alors qu'il aurait dû se trouver au Mexique.

Rasmussen a été testé au moins huit fois durant ce Tour. Négatif les huit fois. Vous appelez ça une bonne nouvelle?