Le samedi 12 janvier 2008


Vivre encore un peu
Pierre Foglia, La Presse

Bonjour monsieur Foglia, j'ai pensé que vous seriez intéressé de faire connaître aux lecteurs de La Presse une personne exceptionnelle dont j'ai le privilège de côtoyer.

J'ai tout de suite été amusé par le ton, sa solennité compassée et maladroite. Il s'appelle Jonathan, il rend régulièrement visite à sa grand-mère à la résidence Paul-Lizotte dans le quartier Rivière-des-Prairies. C'est là qu'il a rencontré Madame L. Elle aura 100 ans en avril, m'avise Jonathan, elle a des yeux bleu claire et se vêti souvent de bleu claire... Ce passé simple incongru et ce bleu-prénom-de-femme, c'est presque du Giraudoux. Mais peut-être ne connaissez-vous pas Giraudoux, c'est un écrivain malheureusement oublié de l'entre-deux-guerres, ses romans sont traversés de personnages déconcertants pleins d'une poésie involontaire.

J'ai failli répondre à Jonathan que c'était lui qui m'intéressait, pas sa presque centenaire. Ayant moi-même 112 ans, je sais le peu de mérite qu'il y a à s'obstiner jusque-là. Chaque jour vivre encore un peu, et voilà.

Jonathan avait informé la direction de la résidence Paul-Lizotte de ma venue, il n'aurait pas dû. Mme Perras, la responsable des étages, m'attendait. Elle m'entraîna dans son bureau. Je ne peux pas vous laisser rencontrer Mme L. Elle est confuse, le consentement de sa famille serait requis. Pourquoi tenez-vous à la rencontrer?

Une entrevue, je ne sais pas trop, on verra...

Elle fabule beaucoup, vous savez.

J'ai failli lui répondre que justement j'avais abordé ce sujet plus tôt cette semaine, dans ma première chronique de l'année, que les entrevues, toutes les entrevues, servent essentiellement à authentifier les histoires que les gens se racontent sur eux-mêmes et que si cela peut leur faire plaisir, ma foi, cela ne me fait, à moi, pas un pli sur la conscience.

Je n'ai finalement pas rencontré madame L. Jonathan en a été plus déçu que moi, vous avez fait tout ce chemin pour rien, se désolait-il.

Mais non, pas pour rien, pour vous Jonathan, pour vous. Je l'ai complimenté de sa cravate rouge. Pour ne pas l'embarrasser, je ne lui ai pas dit que j'aimais beaucoup aussi son petit manteau propre bien coupé et ses yeux tristes dans son visage qui souriait tout le temps.

Nous étions dans le hall d'entrée, quelque part jouait un piano. Vous entendez ce piano? me dit-il, c'est moi qui l'ai commandé, je voulais que vous me voyiez danser avec madame L. Elle danse, c'est une merveille de voir ça. J'ai cru qu'il allait se mettre à pleurer. J'ai fait diversion. Vous faites quoi dans la vie, Jonathan?

Je tiens un lave-auto.

Même Giraudoux n'y aurait pas pensé. Il a sorti de la poche intérieure de son manteau une carte de visite plastifiée: Deluxe lave-auto, tél 514-799-GIFT, gift écrit en lettres d'or. De la vraie poussière d'or mêlée à l'encre, m'a précisé Jonathan avec fierté, chaque carte coûte1,50$. Bien sûr, il y a cette énorme faute d'accord services personnalise , mais non je ne suis pas obsédé d'orthographe, c'est seulement ma première faute d'orthographe en poussière d'or.

Pendant ce temps, la directrice était sur les étages à me chercher une autre centenaire pour que je ne sois pas venu pour rien. Elle m'en trouva une finalement au quatrième étage, Gabrielle 102 ans, en parfait état de marche, avec une canne tout de même. Et sourde. Et ne voyant plus très bien. Mais lucide, assez en tout cas pour me déclarer d'entrée: c'est assez, j'aimerais ne pas arriver à 103 ans.

Elle n'est plus qu'attente mais pas du genre à s'impatienter, pas du genre à demander à Dieu de venir la chercher, trop effacée, trop timide pour cela. C'est seulement que c'est assez, que chaque jour qui passe s'ajoute à sa vie sans l'allonger.

Elle ne souffre de rien et ne se souvient pas beaucoup. Quand, dans un de ces grands moments d'inspiration journalistique qui vont sûrement marquer ma carrière, je lui ai demandé: quel est votre plus beau souvenir, madame, elle m'a répondu avec un pâle sourire qu'elle n'avait pas tant à se souvenir.

Elle est née à Saint-Antoine-sur-Richelieu en 1905. En 1928 elle entre comme vendeuse à la librairie Granger (livres scolaires), elle y est restée jusqu'à 71 ans. Et voilà. Pas mariée, pas d'enfant. Je ne le lui ai pas demandé mais je suis absolument certain de ce que je vais vous dire maintenant: elle n'a jamais porté de chapeau extravagant.

On devine qu'elle a traversé la vie en petite souris. Pour ses 100 ans, ses nièces l'ont emmenée dîner au Bordelais, sur Gouin, pas très loin de la résidence, s'en souviendrait-elle sans la photo sur la table de nuit qui la montre toute pomponnée entre ses deux nièces? Pas sûr. Gabrielle ne se raconte plus d'histoires si elle s'en est jamais raconté. Comme pour répondre à toutes les questions qui ne me venaient pas de toute façon, elle m'a fait cet aveu terrible quand il résume toute une vie: j'étais peureuse.

Vous deviez avoir une sacrée santé quand même pour arriver à 102 ans en si bon état?

Même pas. J'ai été malade souvent. J'ai même été opérée du coeur deux fois.

Une lumière grise baigne la petite chambre nue. C'est toujours ce qui me frappe dans ces endroits: comme il reste peu de bagages à la fin. Comme la chambre est exiguë et pourtant presque trop grande.

Et aussi comme le temps, en ces endroits, s'allonge sans s'écouler, figé.

Plutôt que de maladie, on souhaite tous mourir de hasard comme dans la chanson de Brel, mais personne vraiment ne se voit mourir comme ça, en s'effaçant, comme un personnage de bande dessinée dont le dessinateur dessinerait de moins en moins les contours parce qu'il ne sait plus trop quoi faire avec, alors c'est le personnage lui-même qui, subrepticement, s'efface lui-même un tout petit peu à la fois, un tout petit peu pour que cela ne se remarque pas, pour que cela ne dérange pas. À la fin la case sera vide. Personne ne s'en étonnera. Même Dieu, si on le lui demandait, jurerait qu'elle l'a toujours été.