Le lundi 4 février 2008


Cette prodigieuse élasticité
Pierre Foglia, La Presse

Les grenouilles ! Je roulais, je pensais à rien, soudain ce chant rauque : hé ! hé ! mais c’est les grenouilles ! Elles devaient être grosses comme des buffles, un de ces boucans. Première journée chaude, j’aurais pu pédaler en t-shirt.

Rolling hills, comme ils disent, mais gentilles, les hills. Des routes étroites et désertes, la dernière fois que j’ai roulé sur des routes aussi désertes et aussi étroites, c’était en Irlande. C’est moins vert ici bien sûr. Couleur dominante : pain brûlé moucheté de blanc. Les mouchetures blanches ce sont les bouboules de coton dans les champs, glanures de la dernière récolte.

J’ai une fixation sur le coton. Ça rentre pas. Des champs de betteraves, de maïs, d’endives, mais des champs de coton ? Le même coton dont on fait des caleçons ? Je me suis arrêté pour bourrer mes poches de ces bouboules soyeuses, j’en avais déjà rapporté, une fois, du Mississippi, tout fier j’avais montré ça à ma fiancée : regarde !

Elle m’avait dit ben oui, quoi, c’est du coton. Comme si elle en avait déjà récolté à Iberville, elle est d’Iberville, des fois je me demande si j’aurais pas dû me fiancer en Alabama, anyway.

J’ai mangé mes deux bananes dans la forêt de chêne d’un State Park au nom curieux de Chewacla. La route monte trois kilomètres en larges lacets, en haut il y a un belvédère et un banc. Dans l’Écume des jours de Boris Vian, peut-être le premier livre qui m’a fait capoter, il y a un gars qui demande à une fille : quel parfum portez-vous ? Je n’en porte pas, dit la fille. C’est extraordinaire, dit le gars, parce que vous sentez la forêt avec un ruisseau et des petits lapins. Ça sentait ça, samedi matin, au belvédère : la forêt avec un ruisseau et des petits lapins.

Mais bon, faut bien travailler un peu aussi, alors samedi après-midi j’ai fait les centres commerciaux des boulevards périphériques avec ma petite enregistreuse. Bonjour monsieur, bonjour madame, allez-vous voter mardi ?

J’ayiiiis ça ! J’ayiiis parler au monde. Non, c’est faux, j’ayiiis poser au monde des questions que j’ayirais qu’on me pose. Anyway. Les gens sont plus gentils par ici, c’est tout ce qui reste du Vieux Sud, la gentillesse, et j’en ai abusé largement samedi après-midi aux portes d’un Win-Dixie. Bonjour madame. À la caisse d’un nettoyeur Massey’s. Excusez-moi monsieur. Il y a eu aussi un Blockbuster, une pharmacie Wallgreen’s, un Texaco...

QUESTION : Irez-vous voter mardi ?

Des oui, des non. Aux « non » j’ai demandé pourquoi. Quelques réponses. Stanley, la quarantaine, Blanc : Parce que de toute façon ce sont des gens qui ne sont pas élus qui dirigent le pays. Pensez aux conseillers de Bush. Andy, la quarantaine, Blanc : Mardi je vais à la chasse aux cailles. Je lui ai demandé si c’était une blague : Oui, mais je vous expliquerai pas. (Je ne sais pas si cela a un quelconque rapport, mais A Man in Full de Tom Wolfe commence par une chasse aux cailles en Alabama. Je ne pense pas que le bonhomme me citait Tom Wolfe, mais le fait est qu’on chasse vraiment la caille dans le coin.)

Toujours la même question : Irez-vous voter mardi ? Non, me dit William, la trentaine, Blanc, un anneau dans la lèvre, des tatous sur les mains, non parce que ce n’est pas la vraie vie.

C’est quoi la vraie vie ?

J’ai perdu ma job la semaine dernière, ça c’est la vraie vie.

QUESTION : La religion est-elle un facteur important quand vous allez voter ?

Plusieurs non et un « Oh yesss » retentissant d’Alison, la soixantaine, Blanche : très importante la religion quand on va voter parce qu’en fin de compte, c’est Notre Seigneur qui guide ce pays. Voter pour Obama qui se déclare athée c’est s’engager dans une voie sans issue.

QUESTION : Si c’était possible, reprendriez-vous quatre ans de Bush ?

Non, non, non, non, et celui-ci, Seth, la quarantaine, Blanc, républicain, non aussi parce qu’avec Bush on a eu encore « trop de gouvernement », trop d’illégaux, trop d’avortements, trop de taxes, bref trop de Washington et pas assez de greatness of America (laquelle greatness, vous l’aurez deviné, ne peut venir que de l’Amérique profonde).

Vous allez voter mardi ?

Oui, Huckabee est mon homme.

(Mike Huckabee était ici hier, à Montgomery, il était accompagné de... Chuck Norris, qui a dit cette phrase qui va devenir célèbre, je le sens : Let me give you a Chuck Norris fact, mon ami Mike sera le prochain président des États-Unis).

QUESTION : Votre préoccupation majeure en cette année d’élections ?

On m’a souvent répondu par un seul mot. Irak, oui. Immigration aussi. Et, ahurissant pour moi, avortement. Bien sûr économie. Plus précisément prix de l’essence ! Il est vrai que j’étais à une station Texaco.

Cela me saute dans la face : pas un seul environnement, alors que chez nous... Et cette curieuse idée de la sécurité, Betty, la quarantaine, Blanche : si les démocrates sont élus, au moins que ce soit Clinton, Obama se fout de la sécurité, il va ramener les troupes d’Irak et les terroristes seront à nos portes.

Vos troupes combattent le terrorisme en Irak ?

Bien sûr.

QUESTION : Obama ou Clinton ?

La question n’a pas soulevé de passion. Notez que je n’ai interrogé que des Blancs ou presque, faut croire que je n’étais pas dans le bon quartier de la ville (ou le mauvais, c’est selon). Une préférence à Obama et cette réflexion désabusée de Jacqueline, Blanche, indépendante, un minuscule caniche dans le creux de son bras : je veux bien qu’Obama devienne président, mais je veux surtout qu’il gagne mardi et nous débarrasse des Clinton à jamais.

J’ai toujours la même révélation après quelques jours aux États-Unis : l’incroyable élasticité du corps social américain. Cette prodigieuse diversité, ces extrêmes, le meilleur et le pire, comme chez nous oui, comme chez nous, sauf qu’ici, fouille-moi pourquoi, cela a la force d’une Nation.